The Rise of Illiberal Democracy (« L’émergence de la démocratie illibérale ») est un article du numéro de novembre-décembre 1997 de Foreign Affairs. Son auteur, le journaliste et politiste américain Fareed Zakaria (né en 1964), y présente un objet politique alors nouveau, la démocratie illibérale, pour en dénoncer les dangers.
Qu’est-ce que la démocratie illibérale ?
Par démocratie illibérale, il faut entendre les gouvernements élus démocratiquement, mais qui ignorent les limites constitutionnelles à leur pouvoir et qui risquent de finir par déposséder les citoyens de leurs droits et libertés. En d’autres termes, ce sont des dirigeants élus qui ne respectent pas les limites de l’État de droit. À l’époque de l’écriture de l’article, Fareed Zakaria pensait alors à des présidents comme Boris Eltsine (entre 1991 – 1999) en Russie, ou Carlos Menem (1989 – 1999) en Argentine. On pourrait ranger depuis dans cette catégorie la Hongrie de Viktor Orbán (au pouvoir depuis 2010), qui revendique même le titre, la Pologne de Jaroslaw Kaczynski (dirigeant de facto de son pays depuis 2015), le Venezuela de Nicolas Maduro (depuis 2013), la Russie de Poutine (depuis 1999), les Philippines de Rodrigo Duterte (depuis 2016) ou la Turquie de Recep Tayyip Erdoğan (depuis 2003). Plus généralement, le risque de connaître une démocratie illibérale peut toucher toutes les jeunes démocraties qui n’ont pas une longue tradition libérale.
Démocratie et libéralisme
L’émergence de la démocratie illibérale est de prime abord un phénomène difficile à saisir parce que démocratie et libéralisme ont longtemps été associés. Démocratie signifiait démocratie libérale, c’est-à-dire un régime dans lequel non seulement les élections sont libres et équitables, mais où règne aussi l’État de droit, la séparation des pouvoirs et règles qui protègent les libertés fondamentales.
Pour autant, démocratie et libéralisme ne sont pas des phénomènes identiques. La démocratie est née en Grèce antique. Le libéralisme émerge, lui, progressivement, au deuxième millénaire de l’histoire européenne. Si démocratie a longtemps impliqué libéralisme, comme aux États-Unis, au Royaume-Uni ou en France, les deux se séparent aujourd’hui dans nombre de démocraties naissantes : elles mélangent une démocratisation du choix des dirigeants à un illibéralisme affirmé.
La démocratie est une procédure de désignation des dirigeants, bons ou mauvais, par des élections libres, c’est-à-dire multipartites, et équitables.
Le libéralisme, en l’occurrence le libéralisme constitutionnel qui s’applique à l’État, renvoie à la vocation de tout gouvernement : la protection de l’autonomie et de la dignité des individus contre toute coercition extérieure et la garantie de la propriété. Il implique que le gouvernement accepte les droits naturels de ses citoyens, c’est-à-dire des droits fondamentaux qui surplombent le pouvoir que peut avoir un État sur les individus, et qui en limitent donc le pouvoir.
Ainsi, Boris Eltsine ou Carlos Menem dans les années 1990 gouvernaient pas décrets présidentiels, outrepassant le pouvoir de leurs parlements. Le parlement iranien, élu certes dans un cadre où la liberté est relative, imposaient quant à lui des limites aux libertés fondamentales des Iraniens.
Alors qu’on a foi, dans les années 1990, après la chute de l’URSS, en le triomphe inéluctable du modèle occidental et de la démocratie libérale dans le monde, Fareed Zakaria, lui, prévient : la démocratie libérale pourrait ne pas être la destination finale du chemin vers la démocratie, mais une de ses nombreuses sorties.
La naissance de la démocratie libérale
Jusqu’à l’après-guerre, peu d’États démocratiques européens sont des démocraties à part entière. Seule une fraction de la population vote : le corps électoral n’est étendu que progressivement en Angleterre, les femmes ne peuvent voter en France jusqu’à avril 1944, etc.
Cependant, le libéralisme constitutionnel précède la démocratie. Selon l’auteur, ces États sont tous gouvernés, depuis le XIXe siècle, par l’esprit du libéralisme constitutionnel. Ils tendent à garantir la propriété privée, progressent dans la protection des libertés d’expression et d’association et développent les contre-pouvoirs. Le mode de gouvernement de ces pays aurait plutôt le juge impartial que le plébiscite de masse comme modèle.
Après la guerre, certains États d’Asie de l’Est, comme Hong Kong, Taïwan ou Singapour, ont suivi ce modèle : ce sont des semi-démocraties, autoritaires, mais libéralisante. Hong Kong, qui vient juste d’être rétrocédée par le Royaume-Uni à la Chine (1997), n’organisait pas, jusque là, de vraies élections, mais protégeait toutefois les libertés fondamentales et garantissait une justice équitable, dans un cadre bureaucratique.
Pour Fareed Zakaria, le libéralisme constitutionnel semble mener à la démocratie. L’inverse ne semble pas vrai.
Une dangereuse virtualité de la démocratie
Certains grands auteurs libéraux, comme James Madison (1751 – 1836) ou John Stuart Mill (1806 – 1873), craignaient la démocratie, pour le danger potentiel qu’elle pouvait représenter pour les libertés. En effet, en démocratie, la majorité triomphante, dont les élus sont au pouvoir, risque d’opprimer la minorité. C’est la tyrannie de la majorité, théorisée par Alexis de Tocqueville (1805 – 1859). En effet, les gouvernements élus démocratiquement disposent d’une forte légitimité fondée sur la souveraineté populaire. Ils peuvent penser disposer de la seule souveraineté légitime, et donc absolue.
Sans le cadre du libéralisme constitutionnel, la démocratie est fragile. Elle ne doit pas se passer de contre-pouvoirs, c’est-à-dire d’une justice indépendance, de partis politiques libres, de gouvernements régionaux forts, de médias et universités indépendants, etc. Fareed Zakaria donne pour exemples les États-Unis, le Royaume-Uni et même l’Inde, pays dans lesquels le pouvoir serait contrôlé par de nombreux contre-pouvoirs. La tradition pluraliste de ces États assurerait la garantie de leur pluralisme présent.
Il faut donc se prémunir de la tentation du réformiste autoritaire pour atteindre le développement économique et espérer que cela entraînerait l’émergence d’un cadre constitutionnel libéral. Un système illibéral ne permet pas de poursuivre des fins libérales :
illiberal means are in the long run incompatible with liberal ends.
La constitution d’un cadre constitutionnel libéral est en réalité la clé pour une politique de réforme économique à succès.
La démocratie ne préserve pas des conflits ethniques et des guerres
Sans tradition libérale-constitutionnelle, la démocratie peut être une facteur de conflits ethniques, de nationalisme ou même de guerre. En effet, la démocratie demande à ce que les candidats entrent compétition pour obtenir le vote des électeurs. Rien ne les empêche de fonder leur assise électorale sur des critères raciaux, ethniques ou religieux. Il en a été ainsi, selon Fareed Zakaria, sous l’ère Milošević (1989 – 2000) en Serbie, président élu pour défendre les Serbes contre les autres ethnies de l’ex-Yougoslavie.
La paix n’est pas apportée par la démocratie, mais par le libéralisme constitutionnel. Ce n’est pas une paix démocratique, mais une paix libérale. Elle est renforcée par le libre échange induit par le libéralisme constitutionnel. Les pays en voie de démocratisation sont en revanche des pays belliqueux : le Second Empire (1852 – 1870), l’Allemagne Wilhelmienne (1888 – 1918), le Japon de l’ère Taisho (1912 – 1926), la Serbie de Milošević, etc.
La voie américaine
Le cadre constitutionnel américain est un modèle efficace pour lutter contre l’émergence de la démocratie illibérale. En effet, il semble être mû par une seule philosophie : la peur de la concentration du pouvoir. Il part d’une conception pessimiste de la nature humaine.
Il est étonnant de voir que le système américain est peu démocratique si l’on regarde toutes les contraintes qui pèsent sur les majorités électorales : l’existence d’une Cour suprême constituée de neufs juges non-élus et nommés à vie, d’un Sénat peu représentatif où chaque état envoie deux sénateurs nonobstant la taille de sa population, et des nombreux autres gouvernements locaux, associations et lobbies qui essaient d’influencer le pouvoir. Ce cadre constitutionnel permet de fonder une véritable démocratie, où la liberté et la loi sont préservées.
Libéraliser la politique étrangère
La politique étrangère des démocraties libérales, notamment la démocratie américaine, devrait être plus humble. Libéraliser et démocratiser un pays est un processus de long terme. La promotion du libéralisme à l’étranger demande donc de la patience. La priorité doit être placée sur la création d’un cadre constitutionnel libéral.
Selon Fareed Zakaria, il n’y a plus d’alternative crédible à la démocratie aujourd’hui. Le XXI siècle sera le siècle des problèmes au sein de la démocratie. Problèmes difficiles, car le vote démocratique donne une grande légitimité aux gouvernements illibéraux. Problèmes importants, car la démocratie est discréditée par sa pratique illibérale.
Pour moi, une seule réponse: » Rien n’a fait naître dans les Humains autant d’immoralité et de malhonnêteté que l’argent. La démesure des Hommes dépouillerait même ton pouvoir, Zeus. » ANTIGONE de Sophocle. Alors la démocratie serait un leurre si elle n’est pas accompagnée de la méritocratie, de la justice et du bien commun. Socrate avait raison dans POLITEIA: La tyrannie dérive de la démocratie. C’est ce qui se passe encore aujourd’hui dans la majeure partie des pays ‘démocratiques’. Pour les États-Unis d’Amérique, après avoir lu et LES RAISINS DE LA COLÈRE DE John Steinbeck et LE PARRAIN de Mario Puzzo, par exemple, alors c’est vraiment vrai, ‘Il n’y a rien de nouveau sous le soleil’ et autant retourner dans la jungle. Au moins là, si le soleil ne brille pas, on sait à quoi s’en tenir, pas de chimère à nourrir. monique
La thèse développée par Fareed Zakaria est très intéressante À défaut selon moi de porter plus de clarté dans le débat. Selon lui, le libéralisme constitutionnel muni de contre pouvoirs serait un critère de démarcation décisif permettant de distinguer la vraie démocratie dite libérale, de la fausse démocratie dite illibérale. Or la question de fond dont me semble de plus en plus saisi le citoyen d’une démocratie libérale, c’est de savoir si la simple existence de contre pouvoirs suffit à garantir la nature libérale de la démocratie où il vis.
Dans la mesure où justement au nom du libéralisme, des instances de régulation démocratiques telles que la presse, les universités sont achetées par des entreprises. Les intérêts privés ne garantissent pas toujours les intérêts publics. Raison pour laquelle le lobbyisme pose question notamment en France. Or des intérêts privés se trouvent à la tête d’instances de contre pouvoirs ou bien sont en capacité d’influencer ces dernières. Alors que ces mêmes contre pouvoirs sont censés garantir les libertés de tous les citoyens.
La simple existence de contre pouvoirs n’est donc pas un critère suffisant pour garantir la libéralité d’une démocratie. Il semble qu’au delà de se pencher sur la nature libérale ou illibérale de la démocratie, il faille également se demander dans quelle mesure un contre pouvoir est réellement en contre pouvoir. Sauf que M. zakaria ne se pose même pas la question.
M. Zakaria gagnerais aussi à préciser le libéralisme dont il se réfère et comment il l’articule au respect des libertés individuelles. Car le libéralisme économique ne fait pas toujours bon ménage avec la démocratie libérale dans le sens qu’il développe. C’est à dire une démocratie munie des contre-pouvoirs garantissant la liberté de tous les citoyens parfois au détriment de visées particulières d’intérêts particuliers.
Pour conclure, M. Zakaria a le mérite de se pencher sur la nature de la démocratie, mais pêche selon moi d’un biais que je n’arrive pas à ce stade à éclaircir.