Heureux ceux qui sont morts… – Charles Péguy
Heureux ceux qui sont morts
Heureux ceux qui sont morts pour
la terre charnelle,
Mais pourvu que ce fût dans une juste
guerre.
Heureux ceux qui sont morts pour
quatre coins de terre.
Heureux ceux qui sont morts d’une
mort solennelle.
Heureux ceux qui sont morts dans
les grandes batailles,
Couchés dessus le sol à la face de
Dieu.
Heureux ceux qui sont morts sur un
dernier haut lieu,
Parmi tout l’appareil des grandes
funérailles.
Heureux ceux qui sont morts pour
des cités charnelles.
Car elles sont le corps de la cité de
Dieu.
Heureux ceux qui sont morts pour leur
âtre et leur feu,
Et les pauvres honneurs des maisons
paternelles.
Car elles sont l’image et le
commencement
Et le corps et l’essai de la maison
de Dieu.
Heureux ceux qui sont morts dans cet
embrassement,
Dans l’étreinte d’honneur et le
terrestre aveu.
Car cet aveu d’honneur est le
commencement
Et le premier essai d’un éternel
aveu.
Heureux ceux qui sont morts dans cet
écrasement,
Dans l’accomplissement de ce
terrestre vœu.
Car ce vœu de la terre est le commencement
Et le premier essai d’une
fidélité.
Heureux ceux qui sont morts dans ce
couronnement
Et cette obéissance et cette
humilité.
Heureux ceux qui sont morts, car
ils sont retournés
Dans la première argile et la
première terre.
Heureux ceux qui sont morts dans une
juste guerre.
Heureux les épis murs et les blés
moissonnés.
Heureux ceux qui sont morts, car
ils sont retournés
Dans la première terre et l’argile
plastique.
Heureux ceux qui sont morts dans une
guerre antique.
Heureux les vases purs, et les rois
couronnés.
Heureux ceux qui sont morts, car
ils sont retournés
Dans la première terre et dans la
discipline.
Ils sont redevenus la pauvre
figuline.
Ils sont redevenus des vases
façonnés.
Heureux ceux qui sont morts, car
ils sont retournés
Dans leur première forme et fidèle
figure.
Ils sont redevenus ces objets de
nature
Que le pouce d’un Dieu lui-même a
façonnés.
Dans la première terre et la première argile.
Ils se sont remoulés dans le moule fragile
D’où le pouce d’un Dieu les avait démoulés.Heureux ceux qui sont morts, car ils sont retournés
Dans la première terre et le premier limon.
Ils sont redescendus dans le premier sillon
D’où le pouce de Dieu les avait défournés.Heureux ceux qui sont morts, car ils sont retournés
Dans ce même limon d’où Dieu les réveilla.
Ils se sont rendormis dans cet alléluia
Qu’ils avaient désappris devant que d’être nés.
Heureux ceux qui sont morts, car
ils sont revenus
Dans la demeure antique et la vieille
maison.
Ils sont redescendus dans la jeune
saison
D’où Dieu les suscita misérables et
nus.
Heureux ceux qui sont morts, car
ils sont retournés
Dans cette grasse argile où Dieu les
modela,
Et dans ce réservoir d’où Dieu les
appela.
Heureux les grands vaincus, les rois
découronnés.
Dans ce premier terroir d’où Dieu les révoqua,
Et dans ce reposoir d’où Dieu les convoqua.
Heureux les grands vaincus, les rois dépossédés.Heureux ceux qui sont morts, car ils sont retournés
Dans cette grasse terre où Dieu les façonna.
Ils se sont recouchés dedans ce hosanna
Qu’ils avaient désappris devant que d’être nés.Heureux ceux qui sont morts, car ils sont retournés
Dans ce premier terreau nourri de leur dépouille,
Dans ce premier caveau, dans la tourbe et la houille.
Heureux les grands vaincus, les rois désabusés.
Heureux les grands vainqueurs.
Paix aux hommes de guerre.
Qu’ils soient ensevelis dans un
dernier silence.
Que Dieu mette avec eux dans la juste
balance
Un peu de ce terreau d’ordure et de
poussière.
Ève (1913)
Une juste guerre? C’est quoi ça ?
Très beau, et j’aime ce mouvement de balancier, que certains n’aiment pas, car il faut créer une « rangaine » pour que ces sentiments très forts, imprègnent notre mémoire et notre émotion.
Et dire qu’il est « parti » dans les premiers !!!
C’est malgré tout ce qu’on peut reprocher aux tonalités « triomphalistes » une poésie sublime que
mon père, médecin au front dans les deux guerres ‘mondiales’ récitait avec beaucoup d’émotion.