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Le monopole de la violence légitime (Max Weber) : texte + explication

Publié le 02/06/2017 (m.à.j* le 12/06/2024)
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Le monopole de la violence légitime, texte :

Qu’entendons-nous par politique ? Le concept est extraordinairement vaste et embrasse toutes les espèces d’activité directive autonome. On parle de la politique de devises d’une banque, de la politique d’escompte de la Resichsbank, de la politique d’un syndicat au cours d’une grève ; on peut également parler de la politique scolaire d’une commune urbaine ou rurale, de la politique d’un comité qui dirige une association, et finalement de la politique d’une femme habile qui cherche à gouverner son mari. Nous ne donnerons évidemment pas une signification aussi vaste au concept qui servira de base aux réflexions que nous ferons ce soir. Nous entendrons uniquement par politique la direction du groupement politique que nous appelons aujourd’hui « État », ou l’influence que l’on exerce sur cette direction.

Mais qu’est-ce donc qu’un groupement « politique » du point de vue du sociologue ? Qu’est-ce qu’un État ? Lui non plus ne se laisse pas définir sociologiquement par le contenu de ce qu’il fait. Il n’existe en effet presque aucune tâche dont ne se soit pas occupé un jour un groupement politique quelconque ; d’une autre côté il n’existe pas non plus de tâches dont on puisse dire qu’elles aient de tout temps, du moins exclusivement, appartenu en propre aux groupements politiques que nous appelons aujourd’hui États ou qui ont été historiquement les précurseurs de l’État moderne. Celui-ci ne se laisse définir sociologiquement que par le moyen spécifique qui lui est propre, ainsi qu’à tout autre groupement politique, à savoir la violence physique.

« Tout État est fondé sur la force », disait un jour Trotski à Brest-Litovsk. En effet, cela est vrai. S’il n’existe que des structures sociales d’où toute violence serait absente, le concept d’État aurait alors disparu et il ne subsisterait que ce qu’on appelle, au sens propre du terme, l’ « anarchie ». La violence n’est évidemment pas l’unique moyen normal de l’État – cela ne fait aucun doute-, mais elle est son moyen spécifique. De nos jours la relation entre État et violence est tout particulièrement intime. Depuis toujours les groupements politiques les plus divers – à commencer par la parentèle – ont tous tenu la violence physique pour le moyen normal du pouvoir. Par contre il faut concevoir l’État contemporain comme une communauté humaine qui, dans les limites d’un territoire déterminé – la notion de territoire étant une de ses caractéristiques-, revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime. Ce qui est en effet le propre de notre époque, c’est qu’elle n’accorde à tous les autres groupements, ou aux individus, le droit de faire appel à la violence que dans la mesure où l’État le tolère : celui-ci passe donc pour l’unique source du « droit » à la violence. Par conséquent, nous entendrons par politique l’ensemble des efforts que l’on fait en vue de participer au pouvoir ou d’influencer la répartition du pouvoir, soit entre les États, soit entre les divers groupes à l’intérieur d’un même État. 

En gros, cette définition correspond à l’usage courant du terme. Lorsqu’on dit d’une question qu’elle est « politique », d’un ministre ou d’un fonctionnaire qu’ils sont « politiques », ou d’une décision qu’elle a été déterminée par la « politique », il faut entendre par là, dans le premier cas que les intérêts de la répartition, de la conservation ou du transfert du pouvoir sont déterminants pour répondre à cette question, dans le second cas que ces mêmes facteurs conditionnent la sphère d’activité du fonctionnaire en question, et dans le dernier cas qu’ils déterminent cette décision. Tout homme qui fait de la politique aspire au pouvoir – soit parce qu’il le considère comme un moyen au service d’autres fins, idéales ou égoïstes, soit qu’il le désir « pour lui-même » en vue de jouir du sentiment de prestige qu’il confère.

Comme tous les groupements politiques qui l’ont précédé historiquement, l’État consiste en un rapport de domination de l’homme sur l’homme fondé sur le moyen de la violence légitime (c’est-à-dire sur la violence qui est considérée comme légitime). L’État ne peut donc exister qu’à la condition que les hommes dominés se soumettent à l’autorité revendiquée chaque fois par les dominateurs. Les questions suivantes se posent alors : dans quelles conditions se soumettent-ils et pourquoi ? sur quelles justifications internes et sur quels moyens externes cette domination s’appuie-t-elle ?

Il existe en principe – nous commencerons par là – trois raisons internes qui justifient la domination, et par conséquent il existe trois fondements de la légitimitéTout d’abord l’autorité de l’ « éternel hier », c’est-à-dire celle des coutumes sanctifiées par leur validité immémoriale et par l’habitude enracinée en l’homme de les respecter. Tel est le « pouvoir traditionnel » que le patriarche ou le seigneur terrien exerçaient autrefois. En second lieu l’autorité fondée sur la grâce personnelle et extraordinaire d’un individu (charisme) ; elle se caractérise par le dévouement tout personnel des sujets à la cause d’un homme et par leur confiance en sa seule personne en tant qu’elle se singularise par des qualités prodigieuses, par l’héroïsme ou d’autres particularités exemplaires qui font le chef. C’est là le pouvoir « charismatique » que le prophète exerçait, ou – dans le domaine politique – le chef de guerre élu, le souverain plébiscité, le grande démagogue ou le chef d’un parti politique. Il y a enfin l’autorité qui s’impose en vertu de la « légalité », en vertu de la croyance en la validité d’un statut légal et ‘une « compétence » positive fondée sur des règles établies rationnellement, en d’autres termes l’autorité fondée sur l’obéissance qui s’acquitte des obligations conformes au statut établi. C’est là le pouvoir tel que l’exerce le « serviteur de l’État » moderne, ainsi que tous les détenteurs du pouvoir qui s’en rapprochent sous ce rapport.

Max Weber (1864 – 1920), Le Savant et le Politique, traduction de Julien Freund

 

Le monopole de la violence physique légitime : explication

Ce célèbre extrait du Savant et du Politique de Max Weber (1864 – 1920), traduction française de deux conférences qu’il a prononcées en 1917 et 1919 (Wissenschaft als Beruf et Politik als Beruf), est à connaître du fait de son importance fondamentale dans la pensée politique d’aujourd’hui.  

Max Weber n’est pas un « philosophe politique » à proprement parler. Il agit en sociologue : sa démarche ne consiste pas à déterminer quel est le meilleur système politique possible, mais à rendre intelligible les diverses formes historiques du pouvoir. Ici, Weber cherche le critère qui permet de déterminer ce qui fait d’une institution un  » État ». Il veut définir ce qui fait la spécificité de l’action de l’État par rapport à tout autre institution. Sa réponse est célèbre : l’État agit par la violence physique légitime. En d’autres termes, l’État revendique le monopole de la violence physique légitime. Cette violence, qui fait de l’État un instrument de domination de l’homme sur l’homme, n’est pas tyrannique : elle est fondée en droit, car légitime. L’obéissance qu’implique ce monopole n’est pas une oppression, mais un devoir. 

La question qui suit logiquement est bien sûr ce qui rend légitime la domination aux yeux de ceux sur qui elle s’exerce. Max Weber détermine trois fondements de la légitimité :

  • la légitimité traditionnelle venant de la force des coutumes du passé ;
  • la légitimité fondée sur le charisme d’un dirigeant ;
  • la légitimité technocratique fondée sur la compétence.