Le révolutionnaire Stanislas de Clermont-Tonnerre (1757 – 1792) prononce le 23 décembre 1789 un célèbre discours sur l’assimilation qui exprime bien la conception française de la Nation : tous les individus, quelle que soit leur profession ou leur religion, sont des citoyens égaux. Mais rien ne doit faire écran entre les individus et la Nation. Aucune nation particulière ne peut se constituer au sein de la grande Nation : ce serait mettre à mort la volonté générale, donc la souveraineté. Dès lors qu’une brigue influence la conception de la loi, la volonté n’est plus générale, le peuple n’est plus libre.
Ainsi, rien ne justifie l’exclusion de certaines professions, comme celle des comédiens, de la citoyenneté. Rien ne justifie l’exclusion des Juifs non plus. Les Juifs doivent avoir tous les droits en tant qu’individus, ils ne doivent avoir aucun droit particulier en tant que fidèles d’une religion.
Un texte, qu’on l’approuve ou non, qui est encore d’actualité.
Stanislas de Clermont-Tonnerre : « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme individus. »
Séance du mercredi 23 décembre 1789
Vous avez, par la déclaration des droits, assuré les droits de l’homme et du citoyen ; vous avez ensuite irrévocablement établi les conditions de l’éligibilité pour les assemblées administratives. Il semblait qu’il n’y avait plus rien à faire sous ce rapport. Un honorable membre est cependant venu nous apprendre que les habitants non-catholiques de plusieurs parties de provinces voyaient attaquer leurs droits par des motifs tirés des lois rendues à leur égard. Un autre a appelé votre attention sur des citoyens qui trouvent dans leur profession des obstacles à ce qu’ils jouissent des mêmes droits. J’ai proposé une rédaction dont le but était de ne pas augmenter les clauses d’éligibilité. J’ai donc deux objets à examiner : l’exclusion relative à la profession ; l’exclusion relative au culte.
Les professions sont nuisibles ou ne le sont pas. Si elles le sont, c’est un délit habituel que la justice doit réprimer. Si elles ne le sont pas, la loi doit être conforme à la justice, qui est la source de la loi. Elle doit tendre à corriger les abus, et non abattre l’arbre qu’il faut redresser ou greffer. Parmi ces professions il en est est deux que je souffre de rapprocher ; mais, aux yeux des législateurs, rien ne droit être séparé que le bien et le mal. Je veux parler des exécuteurs des arrêts criminels et de gens qui composent vos théâtres.
J’observe sur la première de ces deux professions qu’il ne s’agit que de combattre le préjugé ; il est vague, léger, et porte sur des formes ; il faut changer ces formes pour le détruire. Dans les usages militaires, quand un coupable est condamné à la mort ou à subir quelque punition, la main qui a frappé n’est point infâme. Tout ce que la loi ordonne est bon ; elle ordonne la mort d’un criminel ; l’exécuteur ne fait qu’obéir à la loi ; il est absurde que la loi dise à un homme : fais cela, et si tu le fais tu seras couvert d’infamie.
Je passe aux comédiens. Le préjugé s’établit à leur égard sur ce qu’ils sont sous la dépendance de l’opinion publique. Cette dépendance fait notre gloire, et elle les flétrirait ! D’honnêtes citoyens peuvent nous présenter sur les théâtres les chefs-d’oeuvres de l’esprit humain, des ouvrages remplis de cette saine philosophie qui, ainsi placée à la portée de tous les hommes, a préparé avec succès la révolution qui s’opère, et vous leur direz : vous êtes comédiens du roi, vous occupez le théâtre de la nation, vous êtes infâmes ! La loi ne doit pas laisser subsister l’infamie. Si les spectacles, au lieu d’être l’école des moeurs, en causent la dépravation, épurez-les, ennoblissez-les, et n’avilissez pas des hommes qui exercent des talents estimables. Mais dit-on, vous voulez donc appeler aux fonctions de judicature, à l’Assemblée nationale, des comédiens ? Je veux qu’ils puissent y arriver s’ils en sont dignes. Je m’en rapporte au choix du peuple, et je suis sans inquiétude ; je ne veux flétrir aucun homme, ni proscrire les professions que la loi n’a jamais proscrites.
Je vais m’occuper maintenant du culte. Vous avez déjà prononcé sur cet objet, en disant dans la déclaration des droits que nul ne serait inquiété pour ses opinions même religieuses. N’est-ce pas inquiéter essentiellement des citoyens, que de vouloir les priver du droit le plus cher, à cause de leurs opinions ? La loi ne peut atteindre le culte d’un homme ; elle ne peut rien sur son âme, elle ne peut que sur ses actions et elle doit les protéger quand elles ne nuisent point à la société. Dieu a voulu que nous nous accordions sur la morale, et il nous a permis de faire des lois morales ; mais il n’a réservé qu’à lui seul les lois dogmatiques et l’empire des consciences. Laissez donc les consciences libres : que le sentiment et la pensée, dirigés de telle ou telle manière vers le ciel, ne soient pas des crimes que punisse la société par la perte des droits sociaux ; ou bien faites une religion nationale, armez-la d’un glaive, et déchirez votre déclaration des droits. Voilà la justice, voilà la raison ; consultez encore la politique.
Toute culte n’a qu’une preuve à faire, celle de la morale. S’il en est un qui ordonne le vol et l’incendie, il faut non seulement refuser l’éligibilité à ceux qui le professent, mais encore les proscrire. Cette observation ne peut s’appliquer aux Juifs. Les reproches qu’on leur fait sont nombreux. Les plus graves sont injustes, les autres ne sont que des délits. L’usure, dit-on, leur est permise : cette assertion n’est fondée que sur une interprétation fausse d’un principe de bienfaisance et de fraternité, qui leur défend de prêter à intérêt entre eux…Des hommes qui ne possèdent que de l’argent, ne peuvent vivre qu’en faisant valoir cet argent, et vous les avez toujours empêchés de posséder autre chose…Ce peuple est insociable, dit-on : cette insociabilité n’est pas certaine.
Il faut tout refuser aux Juifs comme nation ; il faut tout leur accorder comme individus ; il faut qu’ils soient citoyens. On prétend qu’il ne veulent pas l’être. Qu’ils le disent, et qu’on les bannisse ! Il ne peut y avoir une nation dans une nation…L’empereur a admis les Juifs à toutes les dignités, à toutes les charges. Ils ont exercé en France les plus importantes des fonctions publiques. Un de nos collègues, M. Nérac, m’a autorisé à dire que plusieurs Juifs avaient concouru à son élection. Ils sont admis dans les corps militaires : lorsque j’occupais la présidence, un don patriotique m’a été apporté par un Juif, soldat national…
Les Juifs sont présumés citoyens, tant qu’on n’aura pas prouvé qu’ils ne le sont pas, tant qu’ils n’auront pas refusé de l’être. Dans leur requête ils demandent à être considérés comme tels ; la loi doit reconnaître un titre que le préjugé seul refuse. Mais, dit-on, la loi n’a pas d’empire sur le préjugé. Cela était vrai quand la loi était l’ouvrage d’un seul ; quand elle est celui de tous, cela est faux.
Il faut s’expliquer clairement sur leur sort. Vous taire serait le pire des maux ; ce serait avoir vu le bien et n’avoir pas voulu le faire ; ce serait avoir connu la vérité et n’avoir osé la dire ; ce serait enfin asseoir sur le même trône les préjugés et la loi, l’erreur et la raison.
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