Le récit de Théramène | Jean Racine, Phèdre V, 6
À peine nous sortions des portes
de Trézène,
Il était sur son char. Ses gardes
affligés
Imitaient son silence, autour de lui
rangés ;
Il suivait tout pensif le chemin de
Mycènes ;
Sa main sur ses chevaux laissait
flotter les rênes ;
Ses superbes coursiers, qu’on voyait
autrefois
Pleins d’une ardeur si noble obéir à
sa voix,
L’oeil morne maintenant et la tête
baissée,
Semblaient se conformer à sa triste
pensée.
Un effroyable cri, sorti du fond des
flots,
Des airs en ce moment a troublé le
repos ;
Et du sein de la terre, une voix
formidable
Répond en gémissant à ce cri
redoutable.
Jusqu’au fond de nos coeurs notre
sang s’est glacé ;
Des coursiers attentifs le crin s’est
hérissé.
Cependant, sur le dos de la plaine
liquide,
S’élève à gros bouillons une montagne
humide ;
L’onde approche, se brise, et vomit à
nos yeux,
Parmi des flots d’écume, un monstre
furieux.
Son front large est armé de cornes
menaçantes ;
Tout son corps est couvert d’écailles
jaunissantes ;
Indomptable taureau, dragon
impétueux,
Sa croupe se recourbe en replis
tortueux.
Ses longs mugissements font trembler
le rivage.
Le ciel avec horreur voit ce monstre
sauvage,
La terre s’en émeut, l’air en est
infecté ;
Le flot qui l’apporta recule
épouvanté.
Tout fuit ; et sans s’armer d’un
courage inutile,
Dans le temple voisin chacun cherche
un asile.
Hippolyte lui seul, digne fils d’un
héros,
Arrête ses coursiers, saisit ses
javelots,
Pousse au monstre, et d’un dard lancé
d’une main sûre,
Il lui fait dans le flanc une large
blessure.
De rage et de douleur le monstre
bondissant
Vient aux pieds des chevaux tomber en
mugissant,
Se roule, et leur présente une gueule
enflammée
Qui les couvre de feu, de sang et de
fumée.
La frayeur les emporte, et sourds à
cette fois,
Ils ne connaissent plus ni le frein
ni la voix ;
En efforts impuissants leur maître se
consume ;
Ils rougissent le mors d’une
sanglante écume.
On dit qu’on a vu même, en ce
désordre affreux,
Un dieu qui d’aiguillons pressait
leur flanc poudreux.
A travers des rochers la peur les
précipite.
L’essieu crie et se rompt :
l’intrépide Hippolyte
Voit voler en éclats tout son char
fracassé ;
Dans les rênes lui−même, il tombe
embarrassé.
Excusez ma douleur. Cette image
cruelle
Sera pour moi de pleurs une source
éternelle.
J’ai vu, Seigneur, j’ai vu votre
malheureux fils
Traîné par les chevaux que sa main a
nourris.
Il veut les rappeler, et sa voix les
effraie ;
Ils courent ; tout son corps
n’est bientôt qu’une plaie.
De nos cris douloureux la plaine
retentit.
Leur fougue impétueuse enfin se
ralentit ;
Ils s’arrêtent non loin de ces
tombeaux antiques
Où des rois ses aïeux sont les
froides reliques,
J’y cours en soupirant, et sa garde
me suit.
De son généreux sang la trace nous
conduit,
Les rochers en sont teints, les
ronces dégouttantes
Portent de ses cheveux les dépouilles
sanglantes.
J’arrive, je l’appelle, et me tendant
la main,
Il ouvre un oeil mourant qu’il
referme soudain :
« Le ciel, dit−il, m’arrache une
innocente vie.
Prends soin après ma mort de la
triste Aricie.
Cher ami, si mon père un jour
désabusé
Plaint le malheur d’un fils
faussement accusé,
Pour apaiser mon sang et mon ombre
plaintive,
Dis−lui qu’avec douceur il traite sa
captive,
Qu’il lui rende… » A ce mot, ce
héros expiré
N’a laissé dans mes bras qu’un corps
défiguré,
Triste objet, où des dieux triomphe
la colère.
Et que méconnaîtrait l’oeil même de
son père.
Phèdre V, 6
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