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Ce qui disent les hirondelles | Poème de Théophile Gautier

Publié le 27/05/2018
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Hirondelles, Édouard Manet, 1873 | Wikimedia Commons

 

CHANSON D’AUTOMNE
Déjà plus d’une feuille sèche
Parsème les gazons jaunis ;
Soir et matin, la brise est fraîche :
Hélas ! les beaux jours sont finis !
On voit s’ouvrir les fleurs que garde
Le jardin, pour dernier trésor :
Le dahlia met sa cocarde,
Et le souci sa toque d’or.
La pluie au bassin fait des bulles ;
Les hirondelles sur le toit
Tiennent des conciliabules :
Voici l’hiver, voici le froid !

Elles s’assemblent par centaines,
Se concertant pour le départ.
L’une dit : « Oh ! que dans Athènes
Il fait bon sur le vieux rempart !
« Tous les ans j’y vais et je niche
Aux métopes du Parthénon.
Mon nid bouche dans la corniche
Le trou d’un boulet de canon. »
L’autre : « J’ai ma petite chambre
À Smyrne, au plafond d’un café.
Les Hadjis comptent leurs grains d’ambre
Sur le seuil, d’un rayon chauffé.
« J’entre et je sors, accoutumée
Aux blondes vapeurs des chiboucks,
Et parmi des flots de fumée
Je rase turbans et tarboucks. »

Celle-ci : « J’habite un triglyphe
Au fronton d’un temple, à Balbeck ;
Je m’y suspends avec ma griffe
Sur mes petits au large bec. »

Celle-là : « Voici mon adresse : Rhodes, palais des chevaliers ;
Chaque hiver, ma tente s’y dresse
Au chapiteau des noirs piliers. »

La cinquième : « Je ferai halte.
Car l’âge m’alourdit un peu,
Aux blanches terrasses de Malte,
Entre l’eau bleue et le ciel bleu. »

La sixième : « Qu’on est à l’aise Au Caire, en haut des minarets !
J’empâte un ornement de glaise,
Et mes quartiers d’hiver sont prêts.

« À la seconde cataracte,
— Fait la dernière, — j’ai mon nid ;
J’en ai noté la place exacte.
Dans le pschent d’un roi de granit. »
Toutes : « Demain, combien de lieues
Auront filé sous notre essaim,
Plaines brunes, pics blancs, mers bleues
Brodant d’écume leur bassin ! »

Avec cris et battements d’ailes,
Sur la moulure aux bords étroits,
Ainsi jasent les hirondelles,
Voyant venir la rouille aux bois.

Je comprends tout ce qu’elles disent,
Car le poète est un oiseau ;
Mais, captif, ses élans se brisent
Contre un invisible réseau !

Des ailes ! des ailes ! des ailes !
Comme dans le chant de Ruckert,
Pour voler là-bas, avec elles.
Au soleil d’or, au printemps vert !

Théophile Gautier, Émaux et camées, 1852

 

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