« L’homme est la mesure de toutes choses » aurait dit Protagoras (né vers 492 av. J.-C.), citoyen d’Abdère, cité grecque de l’Antiquité. Ce contemporain de Socrate (470 – 399 av. J.-C.) est parfois classé comme « présocratique », c’est-à-dire antérieur à l’acmé de l’activité philosophique de Socrate, présentée par Platon (427 – 348 av. J.-C.) et Aristote (384 – 322 av. J.-C.) comme le point de départ de la pensée philosophique véritable.
Protagoras est considéré comme le premier des sophistes. Ces derniers sont des éducateurs professionnels mais aussi des hommes de pouvoir et des rhéteurs. Protagoras, ami de Périclès, fut ainsi le législateur de Thourioi, une colonie de Grande Grèce. Maîtres du langage, ils sont aussi considérés comme des rivaux par ceux qu’on appelle les philosophes, notamment Socrate et Platon (427 – 348 av.J.-C.). Les sophistes, dont Protagoras, sont régulièrement présents dans les dialogues platoniciens où leur pensée tient lieu de repoussoir et dessine les traits d’une « anti-philosophie ». Ils sont attaqués pour le caractère mercantile de leur œuvre. De Protagoras ne nous sont parvenus que des fragments d’ouvrage. Il est difficile d’évaluer le contenu réel de sa pensée. Il faut se contenter de ce que Platon nous présente de la pensée protagoréenne, c’est-à-dire celle d’un personnage transformé en figure théorique (un personnage à qui il attribut une pensée pour la critiquer) plutôt que de la réalité historique de la pensée de Protagoras.
Cette citation est reprise par deux grands textes philosophiques de l’Antiquité grecque :
1. Le Théétète, un dialogue de la maturité de Platon, qui porte sur la définition de la science. C’est dans ce dialogue qu’on trouve pour la première fois la citation de Protagoras (152a) et une discussion serrée de celle-ci. Dans les premières pages du dialogue, Théétète, un jeune mathématicien athénien propose une définition : « la science n’est pas autre chose que la sensation ». Sur ce, Socrate lui répond : « Tu risques bien d’avoir prononcé, sur la science, une parole qui n’est pas sans valeur, mais bien celle que disait aussi Protagoras. Mais c’est d’une autre façon qu’il a dit ces mêmes choses. Il dit en effet, n’est-ce pas, que l’homme est la mesure de toutes choses, de celles qui sont, au sens où elles sont, de celles qui ne sont pas, au sens où elles ne sont pas. Tu dois bien l’avoir lu ? ».
2. Beaucoup plus tardif, le premier livre du Contre les logiciens (qui est parfois considéré comme le septième livre du Contre les professeurs) de Sextus Empiricus (II et IIIe siècles ap. J.-C.) , où l’on peut trouver la citation (60), dans un contexte sceptique qui lui est plus favorable. Sextus écrit : « Protagoras d’Abdère a été rangé, lui aussi, par certains auteurs dans le chœur des philosophes qui ont détruit le critère de la vérité: il affirme, en effet, que toutes les représentations et les opinions sont vraies, et que la vérité est de l’ordre du relatif puisque tout ce qui est objet de représentation ou d’opinion pour quelqu’un est immédiatement doté d’une existence relative à lui. C’est ainsi qu’au début de ses Discours terrassants, il a proclamé : ‘L’homme est la mesure de toutes choses, pour celles qui sont, de leur existence; pour celles qui ne sont pas, de leur non-existence’. »
En outre, les chapitres 4, 5 et 6 du livre G de la Métaphysique d’Aristote, s’ils ne traitent pas de la citation en elle-même, discutent d’une de ses implications : la remise en cause du principe de non-contradiction. Aristote, au début du chapitre 4 (attention, les chapitres ne sont pas de lui), mentionne l’existence de « philosophes qui prétendent d’une par, que la même chose peut être et n’être pas, et, d’autre part, que cela peut se concevoir. » Quelques lignes plus loin (au début du chapitre 5), il ajoute : « De la même opinion procède le système de Protagoras, et les deux doctrines doivent être également vraies ou également fausses. »
Voir ici : « je pense, donc je suis » de Descartes
L’homme est la mesure de toutes choses : explication
Le terme central est celui de « mesure ». La mesure ne désigne pas ici seulement le calcul d’une longueur, comme en géométrie, mais la détermination d’une nature ou d’une essence, c’est-à-dire d’une réalité. Être la mesure de quelque chose, c’est déterminer ce qu’est cette chose. Affirmer que l’homme est la mesure de toutes choses, c’est dire que l’homme détermine ce qui est, ou bien que ce qui est dépend de l’homme.
Le deuxième terme important est celui d’ « homme ». On peut le prendre au sens de l’espèce humaine mais aussi, et c’est certainement le choix le plus approprié, au sens de chaque individu humain. On pourrait ainsi reformuler l’affirmation comme ceci :
chaque homme est la mesure de toutes choses
L’homme détermine « ce qui est » sur trois fondements possibles :
1. Le premier est la sensation : l’homme voit, touche, sent, entend, goûte et c’est ainsi que les choses du monde lui sont données. Or, nous savons que la sensation humaine est différente de celle des autres animaux, mais aussi que les humains eux-mêmes ne perçoivent pas tous la même chose. Ainsi, dire que l’homme – en tant qu’il perçoit le monde – est la mesure de toutes choses, c’est dire que ce que chacun d’entre nous voit, entend, etc. constitue la réalité, en fait sa réalité.
2. Le second est le sentiment et l’émotion : l’homme, au fil des expériences qu’il fait du monde, ressent des émotions, de colère, de joie, de haine, d’affection, etc. Ces émotions sont très différentes selon les histoires personnelles et les psychologies de chacun, certainement plus encore que les sensations. Tel film évoquera une enfance heureuse à l’un et le rendra joyeux, mais rendra taciturne un autre. Dire que l’homme – en tant qu’il ressent des émotions – est mesure de toutes choses, c’est dire que les sentiments qui nous habitent sont la réalité, en fait notre réalité.
3. Le troisième est l’opinion : chacun d’entre nous possède des idées sur la réalité, sur ce qui est et ce qui devrait être. Les discussions et débats qui animent certaines de nos soirées témoignent de la diversité de ces opinions. Dire que l’homme – en tant qu’il possède des idées et opinions – est mesure de toutes choses, c’est dire que ce que chacun pense est la réalité, en fait, sa réalité.
Une reformulation possible de l’affirmation de Protagoras pourrait donc être :
ce que chaque homme perçoit, ressent et croit, mais aussi désire et juge bon, c’est cela la réalité.
Selon qu’on définit l’homme par ses sensations, ses sentiments et émotions, ses opinions, ses désirs, ses valeurs, etc. se dessinent autant de manières de comprendre la citation de Protagoras. Mais l’idée centrale reste la même : en tant qu’il est la mesure des choses, c’est l’homme qui façonne la réalité. Il n’y a pas une réalité extérieure à l’homme qu’il serait possible de décrire sans intervention : ce qui est, c’est ce que l’homme sent, ressent et croit. L’idée que « l’homme est à la mesure de toutes choses » incarne ce qu’on appelle le relativisme, c’est à-dire une doctrine philosophique selon laquelle il existe plusieurs vérités et non une seule. La vérité dépend du point de vue de celui qui la prononce.
Attention : Il faut bien distinguer réalité et vérité. La vérité est toujours une propriété de notre discours ou de nos croyances : ce que je dis est vrai ou faux, ce que je crois est vrai ou faux. La réalité, en revanche, dans sa conception classique, est considérée comme extérieure à notre discours et nos croyances. La citation de Protagoras remet en question l’extériorité de la réalité en affirmant que celle-ci dépend de nous.
Quelle conséquences ?
L’idée que « l’homme est à la mesure de toutes choses » permet de s’accommoder d’une réalité contradictoire. Son relativisme remet en question le principe de non-contradiction, selon lequel une même chose ne peut pas en même temps être X et ne pas être X. Par exemple : si « l’homme est la mesure de toutes choses », une personne qui voit une fleur rouge dans un arbre et une autre personne, daltonienne, la voit verte, on peut dire alors que la fleur est à la fois verte et rouge. De même, si une personne croit que les lapins sont des reptiles, et une autre croit que les lapins ne sont pas des reptiles, alors on peut dire que les lapins sont à la fois des reptiles et ne sont pas des reptiles.
Au reste, cette conception légitime l’idée que ce qui est majoritaire dans l’opinion a une valeur supérieure. En effet, si l’on suit la logique attribuée à Protagoras, comme la réalité dépend de ce que chacun perçoit, ressent et croit, le discours de la majorité, discours le plus consensuel, est en même temps le discours le plus vrai. La conception par Protagoras de la vérité tranche avec la conception traditionnelle qu’il existe une seule vérité, celle d’un discours qui décrit fidèlement une réalité elle-même unique et extérieure. La vérité des sophistes, dont Protagoras est un représentant, s’oppose à celle des philosophes. Elle est susceptible de degrés et de changements, au gré des fluctuations des croyances et des émotions des humains. Il n’y a pas une seule vérité éternelle, mais des vérités dominantes à telle époque et en tel lieu.
Enfin, la doctrine de l’homme-mesure ouvre la voie à une conception pragmatiste de la vérité, selon laquelle la vérité est ce qui est utile pour l’homme. Si l’homme est la mesure de toutes choses et si l’homme mesure toutes choses en fonction de l’utilité que celles-ci peuvent lui apporter, alors la vérité n’est autre que l’utilité. Tel homme politique et tel peuple considèrent que la réalité du réchauffement climatique nuit à leur croissance économique et leurs visées commerciales, ainsi peuvent-ils affirmer que celui-ci n’existe pas ou bien qu’il n’est pas si dangereux. Du point de vue de Protagoras, il est possible d’affirmer que, pour ce peuple, le réchauffement climatique n’existe pas, car les hommes qui le constituent sont la mesure de ce qui est et de ce qui n’est pas, au moins autant que ceux qui affirment que le climat est gravement déréglé. Mais si l’utilité générale, c’est-à-dire au niveau de l’humanité entière, plaide en faveur d’une lutte contre le réchauffement, alors il faut considérer ce dernier comme vrai.
On peut retrouver une telle conception de la vérité comme utilité dans deux grandes traditions philosophiques contemporaines. Tout d’abord le pragmatisme, le seul courant philosophique qui est pleinement américain, incarné par trois grandes figures : Charles S. Peirce (1839 – 1914), William James (1842 – 1910) et John Dewey (1859 – 1952). William James, dans la préface de The Meaning of Truth (1909), n’hésite pas à qualifier le vrai d’ « expédient », c’est-à-dire de moyen utile ou efficace : « le vrai est seulement l’expédient en ce qui concerne notre pensée, tout comme le droit est l’expédient en ce qui concerne notre comportement. »
Une autre tradition que l’on pourrait qualifier de généalogiste, incarnée par le jeune Nietzsche (Vérité et mensonge d’un point de vue extra-moral, 1873 pour la rédaction) et par Michel Foucault (L’ordre du discours, 1970 et La volonté de savoir, 1976). Ces deux penseurs affirment que la vérité est en quelque sorte produite et imposée par celui qui dispose du pouvoir. Pour reprendre les mots de Foucault, elle est un « effet de pouvoir ». En ce sens, elle est ce qui est utile à celui qui domine.
À lire
- Jean-Paul Dumont, Les écoles présocratiques, « Protagoras »
- William James, The Meaning of Truth
- Jacques Bouveresse, Nietzsche contre Foucault
Je concorde entièrement avec Nietszche et Foucault, et Jean Botéro dans ‘Mésopotamie’. Les Penseurs de l’ancienne Grèce était, de ‘libres’ penseurs, de grands Idéalistes, de grands poètes et nombreux, hélas!, sont ceux qui on payé de leur vie, la liberté de penser en poèsie. Merci. monique