Lionel Jospin, Premier ministre socialiste de juin 1997 à mai 2002, en cohabitation avec le président de la République Jacques Chirac (pr. de 1995 à 2007), aurait affirmé que « l’État ne peut pas tout » à propos de la décision de Renault, entreprise dont l’État français est alors l’actionnaire principal (44,22% du capital), de fermer une usine à Vilvorde, en Belgique. Cette décision avait été annoncée par surprise en février 1997 par la direction de Renault, ce qui avait provoqué la colère des ouvriers de l’usine dont les emplois étaient menacés, ainsi qu’une mobilisation politique et syndicale. Lionel Jospin s’était engagé au cours de sa campagne pour les législatives de mai 1997 en faveur des ouvriers de Vilvorde, allant jusqu’à défiler avec eux le 16 mars 1997.
Le Premier ministre n’est finalement pas intervenu contre la fermeture de l’usine. Celle-ci est effectuée en juillet 1997. Le 1er du même mois, il s’était justifié devant les députés socialistes en affirmant que « nous ne vivons plus dans une économie administrée » (Éric Dupin).
L’État ne peut pas tout : une citation apocryphe
Si la France sous Lionel Jospin « n’est plus une économie administrée », aucun document ne semble attester que Lionel Jospin est allé jusqu’à dire que « l’État ne peut pas tout ». Le Premier ministre avait surtout laissé comprendre en marge de son discours du 6 juin à Malmö que sa philosophie politique lui interdisait d’apporter une réponse « à une question industrielle ». En d’autres termes, il refusait et la nationalisation, et d’imposer à Louis Schweitzer, le président de Renault, une décision politique au détriment de la stratégie de l’entreprise. Ce premier embarras ne l’empêche pas de réaffirmer le 19 juin, dans sa déclaration de politique générale, le rôle de l’État dans l’économie :
Dans ce combat pour l’emploi, nous avons la chance de disposer de grands services publics, d’entreprises performantes, actives sur la scène internationale. L’économie en France s’est toujours appuyée sur une volonté publique forte. Il ne faut pas rompre avec notre tradition.
Pourtant, si « l’État ne peut pas tout » est peut-être apocryphe, Lionel Jospin a bien affirmé, au cours d’une interview au journal de 20h de France 2 le 13 septembre 1999, qu’« il ne faut pas attendre tout de l’État ou du gouvernement » à propos, cette fois, de la volonté de Michelin de supprimer 7500 emplois, malgré la hausse de ses bénéfices. L’intervieweur, Claude Sérillon, qui décèle une faille, pousse le Premier ministre à préciser sa philosophie politique, celle d’un socialisme qui accepte l’économie de marché, c’est-à-dire une politique social-démocrate. Le Premier ministre se dit « choqué » par la décision de Michelin, et parce que les salariés n’ont été informés comme ils auraient dû l’être. Mais il avoue qu’il compte pas s’imposer à la direction de l’entreprise : l’État est désormais un acteur parmi d’autres du rapport de force économique, il ne surplombe plus la société comme il le faisait avant. Il n’y a plus d’économie administrée (il répète cette idée), les acteurs de la société civile doivent donc se « mobiliser » (manifester ?) dans ce rapport de force, et ne plus se reposer totalement sur l’État :
L.J. : Les patrons de cette entreprise, ils viennent de voir comment ont réagi les Français, ils viennent de voir à quel point l’opinion, elle aussi, a été choquée. Les salariés existent, il y a des syndicats, il y a une mobilisation, qui peut se mener, donc je crois que, il ne faut pas attendre tout de l’État ou du gouvernement, il faut aussi que se mobilise à la fois l’opinion et les salariés de l’entreprise. Et j’ajouterais que cela peut faire effectivement réfléchir les responsables de cette entreprise […]
nous avons tous, l’État dans ses responsabilités, les salariés avec leurs organisations, l’opinion aussi, les partis politiques pourquoi pas, à nous mobiliser lorsque l’on voit des décisions de ce type sont envisagées.
Claude Sérillon : Donc pas de texte sur l’autorisation administrative de licenciement ? pas de moratoire non plus ?
LJ : Je ne crois pas que l’on puisse administrer désormais l’économie, je pense que il faut respecter la loi, je pense qu’il faut mobiliser un rapport de force. Le Medef se mobilise sur les 35h… eh bien que d’autres se mobilisent ! Je pense que c’est une bonne chose.
Et quant à l’État, il doit dire qu’on peut faire autrement, mais c’est pas par la loi, c’est pas par des textes, c’est pas par l’administration qu’on va réguler l’économie aujourd’hui, même si l’économie a besoin d’être régulée.
Cette déclaration a peut-être été transformée dans la mémoire collective (et journalistique) en « l’État ne peut pas tout ». Quoi qu’il en soit, l’effet est le même : la citation est depuis un exemple d’aveu d’impuissance de l’État dans une économie libérale, ouverte et mondialisée. Le chef du gouvernement réagit à des licenciements par la compassion (« choqué »), et par un simple appel à la mobilisation de la société civile qui doit prendre le relai de l’ancienne puissance étatique, capable de dicter sa loi aux entreprises. La politique a ses limites. La confession est très mal reçue.
Ce que les médias et l’opinion retiennent, c’est que « l’État ne peut pas tout » et ce qu’ils entendent, c’est que l’État ne peut plus rien…
Gilles Finchelstein, Réflexions sur la crise du politique, Le Débat, 2015/2 (n°184)
Elle a rejoint le chapelet des élans de sincérité, coûteux politiquement, aux côtés du « dans la lutte contre le chômage, on a tout essayé » de François Mitterrand en 1993, ou du « Que voulez-vous que je fasse ? Que je vide des caisses qui sont déjà vides ? » de Nicolas Sarkozy en 2008.
À lire
- Eric Dupin, Le Disciple ou les dix leçons que Jospin apprit de Mitterrand
- Christian Le Bart, Lois et invariants d’un genre : pour une sociologie des gaffes politiques
Laisser un commentaire