Le Cor | Poème d’Alfred de Vigny
Voir ici une anthologie des poèmes de la langue française
I
J’aime le son du Cor, le soir, au
fond des bois,
Soit qu’il chante les pleurs de la
biche aux abois,
Ou l’adieu du chasseur que l’écho
faible accueille,
Et que le vent du nord porte de
feuille en feuille.
Que de fois, seul, dans l’ombre à
minuit demeuré,
J’ai souri de l’entendre, et plus
souvent pleuré !
Car je croyais ouïr de ces bruits
prophétiques
Qui précédaient la mort des Paladins
antiques.
O montagnes d’azur ! ô pays adoré
!
Rocs de la Frazona, cirque du
Marboré,
Cascades qui tombez des neiges
entraînées,
Sources, gaves, ruisseaux, torrents
des Pyrénées ;
Monts gelés et fleuris, trône des
deux saisons,
Dont le front est de glace et le pied
de gazons !
C’est là qu’il faut s’asseoir, c’est
là qu’il faut entendre
Les airs lointains d’un Cor
mélancolique et tendre.
Souvent un voyageur, lorsque l’air
est sans bruit,
De cette voix d’airain fait retentir
la nuit ;
A ses chants cadencés autour de lui
se mêle
L’harmonieux grelot du jeune agneau
qui bêle.
Une biche attentive, au lieu de se
cacher,
Se suspend immobile au sommet du
rocher,
Et la cascade unit, dans une chute
immense,
Son éternelle plainte au chant de la
romance.
Ames des Chevaliers, revenez-vous
encor?
Est-ce vous qui parlez avec la voix
du Cor ?
Roncevaux ! Roncevaux ! Dans ta
sombre vallée
L’ombre du grand Roland n’est donc
pas consolée !
II
Tous les preux étaient morts, mais
aucun n’avait fui.
Il reste seul debout, Olivier prés de
lui,
L’Afrique sur les monts l’entoure et
tremble encore.
« Roland, tu vas mourir,
rends-toi, criait le More ;
« Tous tes Pairs sont couchés
dans les eaux des torrents. »
Il rugit comme un tigre, et dit :
« Si je me rends,
« Africain, ce sera lorsque les
Pyrénées
« Sur l’onde avec leurs corps
rouleront entraînées. »
« Rends-toi donc, répond-il,
ou meurs, car les voilà. »
Et du plus haut des monts un grand
rocher roula.
Il bondit, il roula jusqu’au fond de
l’abîme,
Et de ses pins, dans l’onde, il vint
briser la cime.
« Merci, cria Roland, tu m’as
fait un chemin. »
Et jusqu’au pied des monts le roulant
d’une main,
Sur le roc affermi comme un géant
s’élance,
Et, prête à fuir, l’armée à ce seul
pas balance.
III
Tranquilles cependant, Charlemagne
et ses preux
Descendaient la montagne et se
parlaient entre eux.
A l’horizon déjà, par leurs eaux
signalées,
De Luz et d’Argelès se montraient les
vallées.
L’armée applaudissait. Le luth du
troubadour
S’accordait pour chanter les saules
de l’Adour ;
Le vin français coulait dans la coupe
étrangère ;
Le soldat, en riant, parlait à la
bergère.
Roland gardait les monts ; tous
passaient sans effroi.
Assis nonchalamment sur un noir
palefroi
Qui marchait revêtu de housses
violettes,
Turpin disait, tenant les saintes
amulettes :
« Sire, on voit dans le ciel
des nuages de feu ;
« Suspendez votre marche; il ne
faut tenter Dieu.
« Par monsieur saint Denis,
certes ce sont des âmes
« Qui passent dans les airs sur
ces vapeurs de flammes.
« Deux éclairs ont relui,
puis deux autres encor. »
Ici l’on entendit le son lointain du
Cor.
L’Empereur étonné, se jetant en
arrière,
Suspend du destrier la marche
aventurière.
« Entendez-vous ! dit-il. –
Oui, ce sont des pasteurs
« Rappelant les troupeaux épars
sur les hauteurs,
« Répondit l’archevêque, ou la
voix étouffée
« Du nain vert Obéron qui parle
avec sa Fée. »
Et l’Empereur poursuit ; mais son
front soucieux
Est plus sombre et plus noir que
l’orage des cieux.
Il craint la trahison, et, tandis
qu’il y songe,
Le Cor éclate et meurt, renaît et se
prolonge.
« Malheur ! c’est mon neveu !
malheur! car si Roland
« Appelle à son secours, ce doit
être en mourant.
« Arrière, chevaliers, repassons
la montagne !
« Tremble encor sous nos pieds,
sol trompeur de l’Espagne !
IV
Sur le plus haut des monts
s’arrêtent les chevaux ;
L’écume les blanchit ; sous leurs
pieds, Roncevaux
Des feux mourants du jour à peine se
colore.
A l’horizon lointain fuit l’étendard
du More.
« Turpin, n’as-tu rien vu
dans le fond du torrent ?
« J’y vois deux chevaliers :
l’un mort, l’autre expirant
« Tous deux sont écrasés sous
une roche noire ;
« Le plus fort, dans sa main,
élève un Cor d’ivoire,
« Son âme en s’exhalant nous
appela deux fois. »
Dieu ! que le son du Cor est triste au fond des bois !
Poèmes antiques et modernes, 1826
Que j’aime ce poème appris seule quand j’avais quinze ans, et dont je sais encore par coeur le #I. Plusieurs des textes de Vigny me sont chers.
Même histoire même nostalgie