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Le Pèlerinage à l’île de Cythère d’Antoine Watteau : analyse

Publié le 25/01/2022
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Le Pèlerinage à l’île de Cythère, Antoine Watteau, 1717 | Wikimedia Commons

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Le Pèlerinage à l’île de Cythère d’Antoine Watteau (1717) : informations générales

Musée : Louvre

Caractéristiques physiques :

  • hauteur : 1,29m ;
  • largeur : 1,94 m ;
  • huile sur toile ;

Genre : Fête galante

Peintre : Antoine Watteau (1684 – 1721)

Date : 1717

Commentaire :

Le tableau présente de nombreuses craquelures, peut-être dues aux techniques employées pour sécher la peinture. François-Marie de Marsy, dans son Dictionnaire de peinture (1746), remarque :

Ce Peintre a joui d’une grande réputation pendant sa vie. Mais sa réputation est aujourd’hui fort déchue, la plûpart de ses tableaux n’ont pû se soutenir, ce qu’on attribue à la négligence avec laquelle il peignoit.

Il ajoute, citant Edme-François Gersaint, marchand d’art et ami du peintre :

Ses tableaux, dit M.Gersaint se ressentent de l’impatience & de l’inconstance qui formoient son caractère… pour se débarasser plus promptement d’un ouvrage commencé… il mettoit beaucoup d’huile grasse à son pinceau, afin d’étendre plus facilement sa couleur..

Sur les défauts de la production technique de Watteau, voir Oliver Wunsch, Watteau, through the Cracks.

À savoir :

Il existe une autre version du tableau, L’Embarquement pour Cythère (1718 – 1719), qui est exposée au château de Charlottenburg à Berlin.

Le Pèlerinage à l’île de Cythère : analyse

Le Pèlerinage à l’île de Cythère peut-être lu selon une diagonale qui part du couple assis en bas à droite pour suivre le défilé des personnages jusqu’à l’angelot le plus haut, pour enfin se perdre dans l’horizon de la rivière, des montagnes et du ciel.

Le premier plan

Au premier plan, trois couples en mouvement captent immédiatement le regard du spectateur. Ce dernier est conduit de ces six personnages vers l’échappée de l’arrière-plan. Suivant la lecture droite – gauche, les trois positions bien distinctes de ces couples marquent une évolution en trois étapes : le couple le plus à droite, encore assis, marivaude ; le second vient probablement de terminer sa conversation : l’homme aide la femme à se relever ; le troisième couple est en partance, l’homme entraînant la femme dont le regard s’attarde sur le second couple. Ces trois positions forment comme trois étapes d’une danse où un couple tournerait sur lui-même. La femme la plus à droite est assise de face, la seconde est au sol et de dos, la dernière est debout et de profil. L’homme le plus à droite est dans une position étrange, comme appuyé au sol, et de profil, le second est penché et de face, le troisième de dos. Une diagonale part de la tête de la femme assise et arrive à la tête de la femme debout, passant par celle de l’homme qui aide sa compagne.

On peut lire dans cette suite l’allégorie du progrès d’une entreprise de conquête amoureuse. La femme joue un rôle passif. L’homme de droite, sur la pèlerine duquel un cœur tissé laisse peu de doutes sur ses intentions, glisse probablement des mots doux à l’oreille de sa compagne qui penche la tête et ferme les yeux, peut-être par pudeur, mais ne le rejette pas pour autant (son visage est tourné vers lui, elle l’écoute), et rougit démesurément. Il lève sa main pour maintenir son attention, elle tient des deux mains son éventail comme pour se soutenir pendant un assaut. L’homme au centre aide sa compagne à se lever en la tirant, et esquisse un petit sourire. L’homme le plus à droite est lui aussi peint au milieu d’un effort : il s’appuie sur sa jambe droite et se penche en avant pour étendre son bras le plus loin derrière la taille de la femme à la robe brune afin de mieux la mener vers la gauche. Le regard traînant de la femme dénote un amusement retenu.

Watteau a représenté avec soin le riche habillement de ces jeunes couples, abondant en détails (nœuds, rubans, coiffures, dentelles, bâtons de marche, écharpe qui cache la gorge de la femme debout, etc.). Les matières sont repérables et les plis sont visibles. Certains vêtements sont particulièrement lumineux. C’est le cas de la robe de soie de la femme assise, dont l’éclat du rose vif se combine au blanc ombré de la jupe. Ce rose s’inscrit dans un jeu de rappel avec le costume de l’homme le plus à gauche, et les roses qui grimpent sur le pied de la statue à droite. Ces deux roses entourent deux couleurs plus chaudes, le bordeaux de la pèlerine de l’homme au centre, et le rouge-orange du costume de l’homme assis.

On comprend que ces personnages sont endimanchés ou sont aisés. Leurs coiffures et leurs tenues sont sophistiquées, les hommes portent des culottes, la femme de dos porte une jolie pèlerine de velours marron, etc. La retenue de leurs regards et la beauté de leurs habits font d’eux des symboles, ceux d’une époque, d’une ambiance, d’une attitude. Ce sont des personnages exemplaires, comme des personnages de théâtre.

La butte sur laquelle ils jouent leur comédie est comme une scène placée là artificiellement au centre d’un décor moins net et plus obscur sur lequel l’attention ne se porte pas. La végétation qui les entoure est éclairée, mais dominée par des couleurs chaudes ou sombres, vert et brun. Elle est foisonnante, même indistincte à l’extrême-droite du tableau, constituée de touches horizontales vertes ou marrons qui figurent un épais manteau de feuilles. Un arbre vigoureux domine la butte. Un second arbre penche vers le vide, mais il est brun et peut-être mort. La matière du sol sur lequel se trouvent les amoureux est difficile à déterminer : cela devrait être de l’herbe, mais c’est plutôt de la mousse, moelleuse et convenable pour un arrêt. Sur le rebord bas du tableau, où le brun et le marron dominent, on distingue clairement des branches d’arbres arrachées ou tombées.

Tout cette disposition fait de cette butte une sorte de refuge protecteur où se jouent des choses délicates. Elle pousse en outre le regard vers les trois personnages centraux. Le soin apporté à leur représentation les démarque de ce cadre sombre.

En revanche, des éléments secondaires mais importants se distinguent plus difficilement de ce cadre. Ce qui ressemble à une riche robe dorée à rubans bleus est posée derrière la femme assise, ce qui indique que les personnages se sont installés durablement à cet endroit, tout comme le bâton et la bourse posés au sol aux pieds du compagnon à genoux. Un enfant, lui aussi habillé d’une pèlerine mais dont la présence semble malgré cela incongrue, tire la robe de la femme assise pour attirer son attention. Une étrange lumière dore le sol à ses pieds, sur lequel se trouvent une rose. Il est assis sur un carquois rempli de flèche dont on devine que c’est un symbole. Ce petit enfant, on le déduit, c’est Cupidon, le dieu de l’Amour. Sa présence confirme que se joue là une scène topique du jeu de la séduction. La statue, parallèle à l’arbre, et qui préside à cette scène, ne peut être que celle d’Aphrodite (ou Vénus), la déesse de l’amour, de la séduction, de la beauté féminine. On comprend ainsi la signification symbolique des roses qui grimpent sur son pied, et celle du carquois, bien qu’on puisse voir aussi des streptocarpus bleus dont la présence est plus mystérieuse.

 

Le second plan

Il ajoute beaucoup en complexité.

Trois couples marchent depuis la droite vers deux autres couples stationnés devant un bateau sur lequel se trouvent deux rameurs ou nautoniers. On comprend que nous avons devant nous un départ échelonné, et que les couples du premier plan sont des retardataires.

Des angelots accompagnent cette procession. Neuf s’envolent en une espèce de tourbillon.

La composition du groupe de personnages est cette fois linéaire : tous les participants évoluent selon une même ligne horizontale. Les rameurs et les angelots cassent cette ligne. Les rameurs dominent le groupe de personnages depuis le bateau, les angelots coupent le groupe en deux selon une diagonale qui part de ceux qui sont au sol jusqu’à ceux qui sont au haut du tourbillon.

Cette rupture du groupe en son centre distingue deux attitudes.

Le groupe de droite discute en marchant. Les couples sont contorsionnés, proches les uns des autres, donnant l’impression d’une mêlée. Ils sortent d’un lieu masqué par la butte : d’autres couples s’y trouvent peut-être. La position de leurs corps suggère le badinage, mais leurs visages sont sérieux. Leurs vêtements paraissent moins riches que ceux des couples du premier plan, mais ils sont rehaussés par l’harmonie de leurs couleurs avec le bleu-blanc du lac esquissé derrière eux (le costume de l’homme le plus à gauche, la robe de la femme la plus à droite). Lumière et froideur des couleurs sont peut-être là pour accentuer la vivacité ambulante de ce groupe.

Les deux couples du groupe de gauche ne marchent pas, ils sont devant leur destination : le bateau. Ils sont prêts à embarquer. Les couleurs de leurs vêtements sont plus chaudes (le brun du costume de l’homme de face, le rose saumon de la cape de l’homme de dos, la jupe de la femme la plus à gauche), et suggèrent peut-être plus de stabilité et de gravité. L’homme de face a un pied sur une marche, et se penche avec bienveillance sur sa compagne, les mains progressant sur sa taille, pour, vraisemblablement, l’aider à monter à bord. Le spectateur voit la femme droite, de dos, les mains derrière le dos, la tête penchée dans le sens contraire de celle de son compagnon : peut-être fait-elle semblant de rechigner à se laisser porter. Quand à l’homme de dos, il est peut-être en train de parler, comme le suggère son inclination vers la gauche, et le visage attentif de sa compagne, tourné vers le sien. Ce couple, à l’extrême-gauche, a un habillement soigné.

Si la mythologie était présente au premier plan en Cupidon et la statue de Vénus, elle était plus suggérée que véritablement représentée. La statue ne vit pas, Cupidon est un enfant ordinaire, habillé et assis.

Ici, des créatures imaginaires accompagnent le groupeWatteau mêle la mythologie au contemporain. Les rameurs sont beaux et presque nus, comme pourraient l’être des divinités antiques. Seule une pièce de tissu masque les attributs de celui qui semble être en train de maintenir le bateau avec sa rame. Ils n’ont pas une musculature proéminente, et ne figurent pas une virillité affirmée : le rameur de gauche a une attitude presque gracieuse, que vient renforcer son teint rosé et sa chevelure blonde. L’autre, courbé, appuyé sur sa rame, regarde en souriant le couple devant lui. Les angelots, gras et bourrelés, ont de petites ailes, ils volent, ils sont là comme pour ornementer la procession et enchanter la scène. Ce sont peut-être les créatures de Cupidon, qui consacrent ici le triomphe de l’amour. Trois angelots forment au sommet du tourbillon un triangle dans le centre duquel passe la fumée d’une torche que porte un quatrième angelot.

Le bateau semble être une longue barque faite pour les balades sur les eaux calmes plutôt qu’un navire bâti pour un long voyage. On n’en voit que la proue dorée dont la figure est ailée, et une statue à moitié humaine (une sorte d’Atlas) qui porte un dais rouge clair, sur lequel est posé un ange. C’est un bateau fabuleux plutôt qu’une véritable embarcation. Il est festonné de roses. Elles sont symétriques à celles de la statue : elles délimitent comme une parenthèse la scène qui se joue entre elles.

 

L’arrière-plan

Le regard du spectateur est conduit deux fois vers l’échappée à l’arrière-plan : par l’élan du mouvement en trois étapes des couples du premier plan, qui « lance » le regard vers le fond, ou par l’espèce de bout de serpentin que forment les angelots tourbillonnant.

La nature du premier plan est sombre, chaude, marron, vert foncé, brune et dorée. L’arrière-plan contraste fortement : sa nature est lumineuse et froide. Un bleu-vert fumée suggère un lac qui se prolonge en fleuve jusqu’au bout de la perspective. Cette rivière creuse une vallée sur le flan de laquelle on aperçoit, à gauche, un escarpement et, au loin, de hautes montagnes aux cimes enneigées blanc-bleu, qui se perdent dans les nuages. La majesté de cette nature donne envie au spectateur de voyager.

Cet arrière-plan parachève le caractère « fantaisiste » du tableau. La nature est « trop belle pour être vraie ». Cette scène semble se jouer dans une utopie, un lieu qui n’existe pas et qui tient plutôt de la rêverie, ce que vient confirmer la présence de créatures mythologiques. Malgré cela, Watteau ne s’empêche pas de jouer en mélangeant les époques, en dessinant sur l’escarpement un bâtiment imposant qui ne renvoie ni à l’Antiquité ni à un monde imaginaire, mais à ceux que l’on pourrait trouver en France au XVIIe ou au XVIIIe siècle. Au loin, on devine au contraire un bourg à peine esquissé, où domine un bâtiment dont la forme élancée ne renvoie à rien de connu.

 

Le lieu : l’île de Cythère

Le premier titre usuel de l’œuvre, Le Pèlerinage à l’île de Cythère, confirme plusieurs éléments que l’on pouvait deviner sur le sujet du tableau. Cythère est une île grecque qui était liée, dans l’Antiquité, à Aphrodite (Vénus), comme l’île de Chypre. S’y trouvait un complexe de temples dédiés à la déesse, peut-être fondé par les Phéniciens.

La statue que l’on voit à droite est donc bien celle d’Aphrodite, déesse qui inspire l’amour et le désir de s’accoupler, et celle qui suscite la fécondité et la fertilité. C’est le programme des voyageurs.

Cette île dédiée à Aphrodite est bien un lieu hors du temps, une sorte de paradis de l’amour vers lequel des pèlerins se sont embarqués, et sont par là sortis « du monde commun » vers lequel ils retournent.

Le thème du pèlerinage à l’île de Cythère était populaire à l’époque de la réalisation du tableau. On le trouve par exemple dans le prologue des Amours déguisés, opéra-comique de de 1713 (Thomas-Louis Bourgeois à la composition, Louis Fuzelier comme librettiste), dans lequel Vénus, accompagné de Bacchus, invite des amants à rejoindre l’île de Cythère. À la même époque, François Couperin compose une pièce de clavecin nommée Carillon de Cythère. Il faut évoquer aussi des estampes de Bernard Picart.

 

Une « fête galante »

Cependant, cette peinture a un autre titre usuel, Une Fête Galante (une feste galante). Ce titre lui a été donné le 28 août 1717 lors d’une séance l’Académie royale de peinture. Le Pèlerinage à l’île de Cythère est en effet la pièce que Watteau a présenté à l’Académie pour y finaliser son admission. Il avait cependant tardé à la produire, puisqu’il avait admis en 1712.

Selon le procès-verbal de cette séance, Watteau a donc soumis comme pièce de réception « un tableau représentant Le Pèlerinage à lisle de Citere », mais cette mention a été barrée par le sécrétaire pour être remplacée par « une feste galante » (cf. Alain Viala). Watteau ne donnait pas de titre à ses œuvres, ne les datait pas et ne les signait pas, et c’est par cette séance que nous connaissons ces indications.

L’expression « fêtes galantes » est défini par le Dictionnaire de Furetière (1690) comme une « réjouissance d’honnêtes gens ». Ces fêtes galantes ont leurs racines dans les fêtes données par Louis XIV (r. 1643 – 1715) au château de Versailles, celle des Plaisirs de l’Isle Enchantée (7 au 13 mai 1664), donnée officieusement par le roi en l’honneur de sa maîtresse Mademoiselle de La Vallière, le Grand Divertissement royal de 1668, etc. Sous la Régence se pratiquaient des fêtes galantes privées, réjouissances pendant lesquelles les « honnêtes gens » (les gens riches) se livraient aux plaisirs, aux promenades, aux bals, à la conversation galante, c’est-à-dire selon les belles manières. Le Régent, le duc d’Orléans (1715 – 1723), pratiquait des expéditions de ce genre pour se rendre à son château de Saint-Cloud, décorant notamment les gabarres ou des galiotes qui s’y rendaient par la Seine (cf. Alain Viala).

L’œuvre novatrice de Watteau, acceptée par l’Académie, a créé un genre, celui de la « Fête Galante ». Il fait des émules. Le tableau de réception de Nicolas Lancret (1690 – 1743), Conversation galante, s’accorde à la peinture de Watteau : un couple assis, le visage de l’homme tourné vers celui de la femme, de beaux habits, une dominante doré/brun, une nature sauvage et protectrice, etc. Jean-Baptiste Pater (1695- 1736), peut-être le seul élève de Watteau, a multiplié les peintures du genre. D’autres sont à citer, comme Fragonard (1732 – 1806).

 

Le motif du départ vers la Louisiane

Watteau pourrait avoir été influencé, selon l’historien Jamie Mulherron, par les débats de l’époque sur la colonisation du Mississippi et par l’embarquement forcé de jeunes prostituées pour ces terres nouvelles. En témoigne une œuvre perdue de Watteau dont il reste une gravure, Le Départ pour les îles, qui représente de manière grotesque des jeunes filles sur le point d’être embarqués par des soldats (les « îles » désignent probablement le Mississippi, pris pour un archipel). On y retrouve la composition par couples et l’idée de voyage.

Deux autres éléments permettent de le penser. D’abord, Watteau était un proche du collectionneur Pierre Crozat (1661 – 1740), dans le château duquel il a résidé (château de Montmorency). Or, Pierre Crozat était le frère du richissime Antoine Crozat (1655 – 1738), détenteur de la Louisiane (qu’il abandonne d’ailleurs le même mois d’août 1717 à John Law qui fonde la Compagnie d’Occident). Ensuite, la deuxième version du Pèlerinage à l’île de Cythère, nommé l’Embarquement pour Cythère, peint en 1718 pour Jean de Julienne, figure non pas une barque mais un grand bateau capable de naviguer sur la mer. Une gravure de Benoît Audran, Bon Voyage, reprend une peinture perdue de Watteau très similaire au Pèlerinage et à l’Embarquement : on y voit certes au premier plan le même couple assis en pleine discussion galante, mais en fond un grand vaisseau devant lequel figure des hommes et des femmes dont l’attitude semble peu affective.

 

Autres références

D’autres références sont signalées par Christoph Martin Vogtherr (Antoine Watteau. L’Art, le marché et l’artisanat d’art). Les angelots de Watteau doivent peut-être aux putti du peintre bolognais Francesco Albani (1578 – 1660).

La vivacité des couleurs place probablement Watteau (né à Valenciennes) dans la fili d’un peintre flamand, Rubens (1577 – 1640), dont l’exubérance a été opposée à la finesse du dessin d’un Nicolas Poussin.

Enfin, on retrouve le motif de la procession s’échelonnant de droite à gauche dans une gravure d’après un tableau de Watteau, Recrue allant rejoindre le régiment, où l’on retrouve les mêmes torsions pour manifester la marche.

 

Le Pèlerinage à l’île de Cythère dans la littérature

Watteau était un peintre apprécié par les écrivains du XIXe siècle, comme Nerval (1808 – 1855), qui raconte entre autre son passage décevant à Cythère :

Pour rentrer dans la prose, il faut avouer que Cythère n’a conservé, de toutes ses beautés, que ses rocs de porphyre, aussi tristes à voir que de simples rochers de grès. Pas un arbre sur la côte que nous avons suivie, pas une rose, hélas ! pas un coquillage le long de ce bord où les néréides avaient choisi la conque de Cypris. Je cherchais les bergers et les bergères de Watteau, leurs navires ornés de guirlandes abordant des rives fleuries ; je rêvais ces folles bandes de pèlerins d’amour aux manteaux de satin changeant… Je n’ai aperçu qu’un gentleman qui tirait aux bécasses et aux pigeons, et des soldats écossais blonds et rêveurs, cherchant peut-être à l’horizon les brouillards de leur patrie.

Voyage en Orient

Rodin (1840 – 1917) s’est étendu longuement sur Le Pèlerinage à l’île de Cythère dans L’Art (1911)

Pour me faire comprendre, je vous demanderai d’abord si vous avez présent à l’esprit l’Embarquement pour Cythère, de Watteau.

— À tel point que je crois l’avoir devant les yeux.

— Alors je n’aurai point de peine à m’expliquer. Dans ce chef-d’œuvre, l’action, si vous voulez bien y prendre garde, part du premier plan tout à fait à droite pour aboutir au fond tout à fait à gauche. Ce qu’on aperçoit d’abord sur le devant du tableau, sous de frais ombrages, près d’un buste, de Cypris enguirlandé de roses, c’est un groupe composé d’une jeune femme et de son adorateur. L’homme est revêtu d’une pèlerine d’amour sur laquelle est brodé un cœur percé, gracieux insigne du voyage qu’il voudrait entreprendre. Agenouillé, il supplie ardemment la belle de se laisser convaincre. Mais elle lui oppose une indifférence peut-être feinte et elle semble regarder avec intérêt le décor de son éventail…

— À côté d’eux, lui dis-je, est un petit amour, assis cul nu sur son carquois. Il trouve que la jeune femme tarde beaucoup et il la tire par la jupe pour l’inviter à être moins insensible.

— C’est cela même. Mais jusqu’à présent le bâton du pèlerin et le bréviaire d’amour gisent encore à terre. Ceci est une première scène. En voici une seconde : À gauche du groupe dont je viens de parler est un autre couple. L’amante accepte la main qu’on lui tend pour l’aider à se lever.

— Oui : elle est vue de dos et elle a une de ces nuques blondes que Watteau peignait avec une grâce si voluptueuse.

— Plus loin, troisième scène. L’homme prend sa maîtresse par la taille pour l’entraîner. Elle se tourne vers ses compagnes dont le retard la rend elle-même un peu confuse, et elle se laisse emmener avec une passivité consentante. Maintenant les amants descendent sur la grève et, tout à fait d’accord, ils se poussent en riant vers la barque ; les hommes n’ont même plus besoin d’user de prière : ce sont les femmes qui s’accrochent à eux. Enfin les pèlerins font monter leurs amies dans la nacelle qui balance sur l’eau sa chimère dorée, ses festons de fleurs et ses rouges écharpes de soie. Les nautoniers appuyés sur leurs rames sont prêts à s’en servir. Et déjà portés par la brise de petits Amours voltigeant guident les voyageurs vers l’île d’azur qui émerge à l’horizon.

— Je vois, maître, que vous aimez ce tableau : car vous en avez retenu les moindres détails.

— C’est un ravissement qu’on ne peut oublier. Mais avez-vous noté le déroulement de cette pantomime ? Vraiment, est-ce du théâtre ? est-ce de la peinture ? On ne saurait le dire. Vous voyez donc bien qu’un artiste peut, quand il lui plaît, représenter non seulement des gestes passagers, mais une longue action, pour employer le terme usité dans l’art dramatique. Il lui suffit, pour y réussir, de disposer ses personnages de manière que le spectateur voie d’abord ceux qui commencent cette action, puis ceux qui la continuent et enfin ceux qui l’achèvent.

Baudelaire (1821 – 1867) a rendu hommage à Watteau dans Les Phares (1861) :

Watteau, ce carnaval où bien des cœurs illustres,
Comme des papillons, errent en flamboyant,
Décors frais et léger éclairés par des lustres
Qui versent la folie à ce bal tournoyant ;

Il a aussi fait un Voyage à Cythère, à la tonalité sombre.

 

À lire

  • Jamie Mulherron, Watteau, The Pilgrimage to Cythera and Forced Emigration to Louisiana
  • Alain Viala, « Watteau et la rose au creux des seins », La France galante. Essai historique sur une catégorie culturelle, de ses origines jusqu’à la Révolution
  • Christoph Martin Vogtherr, Watteau, artiste de la Régence, dans Antoine Watteau. L’art, le marché et l’artisanat d’art
  • Oliver Wunsch, Watteau, through the Cracks