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Les embarras de Paris | Poème de Nicolas Boileau

Publié le 23/05/2018
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Les embarras de Paris | Poème de Nicolas Boileau


Qui frappe l’air, bon Dieu ! de ces lugubres cris ? 
Est-ce donc pour veiller qu’on se couche à Paris ? 
Et quel fâcheux démon, durant les nuits entières, 
Rassemble ici les chats de toutes les gouttières ? 
J’ai beau sauter du lit, plein de trouble et d’effroi, 
Je pense qu’avec eux tout l’enfer est chez moi : 
L’un miaule en grondant comme un tigre en furie ; 
L’autre roule sa voix comme un enfant qui crie. 
Ce n’est pas tout encor : les souris et les rats 
Semblent, pour m’éveiller, s’entendre avec les chats, 
Plus importuns pour moi, durant la nuit obscure, 
Que jamais, en plein jour, ne fut l’abbé de Pure. 

Tout conspire à la fois à troubler mon repos, 
Et je me plains ici du moindre de mes maux : 
Car à peine les coqs, commençant leur ramage, 
Auront des cris aigus frappé le voisinage 
Qu’un affreux serrurier, laborieux Vulcain, 
Qu’éveillera bientôt l’ardente soif du gain, 
Avec un fer maudit, qu’à grand bruit il apprête, 
De cent coups de marteau me va fendre la tête. 
J’entends déjà partout les charrettes courir, 
Les maçons travailler, les boutiques s’ouvrir : 
Tandis que dans les airs mille cloches émues 
D’un funèbre concert font retentir les nues ; 
Et, se mêlant au bruit de la grêle et des vents, 
Pour honorer les morts font mourir les vivants.

Encor je bénirais la bonté souveraine, 
Si le ciel à ces maux avait borné ma peine ; 
Mais si, seul en mon lit, je peste avec raison, 
C’est encor pis vingt fois en quittant la maison ;
En quelque endroit que j’aille, il faut fendre la presse 
D’un peuple d’importuns qui fourmillent sans cesse. 
L’un me heurte d’un ais dont je suis tout froissé ;
Je vois d’un autre coup mon chapeau renversé. 
Là, d’un enterrement la funèbre ordonnance 
D’un pas lugubre et lent vers l’église s’avance ;
Et plus loin des laquais l’un l’autre s’agaçants, 
Font aboyer les chiens et jurer les passants. 
Des paveurs en ce lieu me bouchent le passage ; 
Là, je trouve une croix de funeste présage, 
Et des couvreurs grimpés au toit d’une maison 
En font pleuvoir l’ardoise et la tuile à foison. 
Là, sur une charrette une poutre branlante 
Vient menaçant de loin la foule qu’elle augmente ; 
Six chevaux attelés à ce fardeau pesant 
Ont peine à l’émouvoir sur le pavé glissant. 
D’un carrosse en tournant il accroche une roue, 
Et du choc le renverse en un grand tas de boue : 
Quand un autre à l’instant s’efforçant de passer, 
Dans le même embarras se vient embarrasser. 
Vingt carrosses bientôt arrivant à la file 
Y sont en moins de rien suivis de plus de mille ; 
Et, pour surcroît de maux, un sort malencontreux 
Conduit en cet endroit un grand troupeau de boeufs ;
Chacun prétend passer ; l’un mugit, l’autre jure. 
Des mulets en sonnant augmentent le murmure. 
Aussitôt cent chevaux dans la foule appelés 
De l’embarras qui croit ferment les défilés, 
Et partout les passants, enchaînant les brigades, 
Au milieu de la paix font voir les barricades. 
On n’entend que des cris poussés confusément : 
Dieu, pour s’y faire ouïr, tonnerait vainement.
Moi donc, qui dois souvent en certain lieu me rendre, 
Le jour déjà baissant, et qui suis las d’attendre, 
Ne sachant plus tantôt à quel saint me vouer, 
Je me mets au hasard de me faire rouer. 
Je saute vingt ruisseaux, j’esquive, je me pousse ; 
Guénaud sur son cheval en passant m’éclabousse, 
Et, n’osant plus paraître en l’état où je suis, 
Sans songer où je vais, je me sauve où je puis.

Tandis que dans un coin en grondant je m’essuie, 
Souvent, pour m’achever, il survient une pluie : 
On dirait que le ciel, qui se fond tout en eau, 
Veuille inonder ces lieux d’un déluge nouveau. 
Pour traverser la rue, au milieu de l’orage, 
Un ais sur deux pavés forme un étroit passage ; 
Le plus hardi laquais n’y marche qu’en tremblant : 
Il faut pourtant passer sur ce pont chancelant ; 
Et les nombreux torrents qui tombent des gouttières, 
Grossissant les ruisseaux, en ont fait des rivières. 
J’y passe en trébuchant ; mais malgré l’embarras, 
La frayeur de la nuit précipite mes pas.

Car, sitôt que du soir les ombres pacifiques 
D’un double cadenas font fermer les boutiques ;
Que, retiré chez lui, le paisible marchand 
Va revoir ses billets et compter son argent ;
Que dans le Marché-Neuf tout est calme et tranquille, 
Les voleurs à l’instant s’emparent de la ville. 
Le bois le plus funeste et le moins fréquenté 
Est, au prix de Paris, un lieu de sûreté. 
Malheur donc à celui qu’une affaire imprévue 
Engage un peu trop tard au détour d’une rue !
Bientôt quatre bandits lui serrent les côtés : 
La bourse ! … Il faut se rendre ; ou bien non, résistez, 
Afin que votre mort, de tragique mémoire, 
Des massacres fameux aille grossir l’histoire. 
Pour moi, fermant ma porte et cédant au sommeil, 
Tous les jours je me couche avecque le soleil ;
Mais en ma chambre à peine ai-je éteint la lumière, 
Qu’il ne m’est plus permis de fermer la paupière. 
Des filous effrontés, d’un coup de pistolet, 
Ébranlent ma fenêtre et percent mon volet ; 
J’entends crier partout: Au meurtre ! On m’assassine ! 
Ou : Le feu vient de prendre à la maison voisine ! 
Tremblant et demi-mort, je me lève à ce bruit, 
Et souvent sans pourpoint je cours toute la nuit. 
Car le feu, dont la flamme en ondes se déploie, 
Fait de notre quartier une seconde Troie, 
Où maint Grec affamé, maint avide Argien, 
Au travers des charbons va piller le Troyen. 
Enfin sous mille crocs la maison abîmée 
Entraîne aussi le feu qui se perd en fumée.

Je me retire donc, encor pâle d’effroi ; 
Mais le jour est venu quand je rentre chez moi. 
Je fais pour reposer un effort inutile : 
Ce n’est qu’à prix d’argent qu’on dort en cette ville. 
Il faudrait, dans l’enclos d’un vaste logement, 
Avoir loin de la rue un autre appartement.

Paris est pour un riche un pays de Cocagne : 
Sans sortir de la ville, il trouve la campagne ; 
Il peut dans son jardin, tout peuplé d’arbres verts, 
Recéler le printemps au milieu des hivers ; 
Et, foulant le parfum de ses plantes fleuries, 
Aller entretenir ses douces rêveries.

Mais moi, grâce au destin, qui n’ai ni feu ni lieu, 
Je me loge où je puis et comme il plaît à Dieu.

Les Satires, VI, 1666