Les usines | Poème de d’Émile Verhaeren
Se regardant avec les yeux cassés
de leurs fenêtres
Et se mirant dans l’eau de poix et de
salpêtre
D’un canal droit, marquant sa barre à
l’infini.
Face à face, le long des quais
d’ombre et de nuit,
Par à travers les faubourgs
lourds
Et la misère en pleurs de ces
faubourgs,
Ronflent terriblement usine et
fabriques.
Rectangles de granit et monuments
de briques,
Et longs murs noirs durant des
lieues,
Immensément, par les
banlieues ;
Et sur les toits, dans le brouillard,
aiguillonnées
De fers et de
paratonnerres,
Les cheminées.
Se regardant de leurs yeux noirs
et symétriques,
Par la banlieue, à
l’infmi.
Ronflent le jour, la nuit,
Les usines et les
fabriques.
Oh les quartiers rouillés de pluie
et leurs grand-rues !
Et les femmes et leurs guenilles
apparues,
Et les squares, où s’ouvre, en des
caries
De plâtras blanc et de
scories,
Une flore pâle et pourrie.
Aux carrefours, porte ouverte, les
bars :
Etains, cuivres, miroirs
hagards,
Dressoirs d’ébène et flacons
fols
D’où luit l’alcool
Et sa lueur vers les
trottoirs.
Et des pintes qui tout à coup
rayonnent,
Sur le comptoir, en pyramides de
couronnes ;
Et des gens soûls, debout,
Dont les larges langues lappent, sans
phrases,
Les ales d’or et le whisky, couleur
topaze.
Par à travers les faubourgs
lourds
Et la misère en pleurs de ces
faubourgs,
Et les troubles et mornes
voisinages,
Et les haines s’entre-croisant de
gens à gens
Et de ménages à ménages,
Et le vol même entre
indigents,
Grondent, au fond des cours,
toujours,
Les haletants battements
sourds
Des usines et des fabriques
symétriques.
Ici, sous de grands toits où
scintille le verre,
La vapeur se condense en force
prisonnière :
Des mâchoires d’acier mordent et
fument ;
De grands marteaux
monumentaux
Broient des blocs d’or sur des
enclumes,
Et, dans un coin, s’illuminent les
fontes
En brasiers tors et effrénés qu’on
dompte.
Là-bas, les doigts méticuleux des
métiers prestes,
A bruits menus, à petits
gestes,
Tissent des draps, avec des fils qui
vibrent
Légers et fin comme des
fibres.
Des bandes de cuir
transversales
Courent de l’un à l’autre bout des
salles
Et les volants larges et
violents
Tournent, pareils aux ailes dans le
vent
Des moulins fous, sous les
rafales.
Un jour de cour avare et
ras
Frôle, par à travers les carreaux
gras
Et humides d’un soupirail,
Chaque travail.
Automatiques et minutieux,
Des ouvriers silencieux
Règlent le mouvement
D’universel tictacquement
Qui fermente de fièvre et de
folie
Et déchiquette, avec ses dents
d’entêtement,
La parole humaine abolie.
Plus loin, un vacarme tonnant de
chocs
Monte de l’ombre et s’érige par
blocs ;
Et, tout à coup, cassant l’élan des
violences,
Des murs de bruit semblent
tomber
Et se taire, dans une mare de
silence,
Tandis que les appels
exacerbés
Des sifflets crus et des
signaux
Hurlent soudain vers les
fanaux,
Dressant leurs feux
sauvages,
En buissons d’or, vers les
nuages.
Et tout autour, ainsi qu’une
ceinture,
Là-bas, de nocturnes
architectures,
Voici les docks, les ports, les
ponts, les phares
Et les gares folles de
tintamarres ;
Et plus lointains encor des toits
d’autres usines
Et des cuves et des forges et des
cuisines
Formidables de naphte et de
résines
Dont les meutes de feu et de lueurs
grandies
Mordent parfois le ciel, à coups
d’abois et d’incendies.
Au long du vieux canal à
l’infini
Par à travers l’immensité de la
misère
Des chemins noirs et des routes de
pierre,
Les nuits, les jours,
toujours,
Ronflent les continus battements
sourds,
Dans les faubourgs,
Des fabriques et des usines
symétriques.
L’aube s’essuie
A leurs carrés de suie
Midi et son soleil hagard
Comme un aveugle, errent par leurs
brouillards ;
Seul, quand au bout de la semaine, au
soir,
La nuit se laisse en ses ténèbres
choir,
L’âpre effort s’interrompt, mais
demeure en arrêt,
Comme un marteau sur une
enclume,
Et l’ombre, au loin, parmi les
carrefours, paraît
De la brume d’or qui
s’allume.
Les villes tentaculaires
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