Pour entrer dans ces méditations métaphysiques, il faut s’imaginer seul, un soir, assis confortablement auprès d’une cheminée. La tranquillité et le silence nous poussent à méditer. Nous entrons dans une longue et patiente réflexion. Pour autant, il ne s’agit pas de laisser flâner nos pensées au fil de leurs préoccupations quotidiennes. Ce soir-là, les méditations ne seront pas ordinaires mais « métaphysiques » (dans la version originale, en latin, Descartes parle de « philosophie première »). Elles porteront au-delà de ce que la nature nous offre, évidemment et immédiatement.
Les Méditations métaphysiques : une quête de la certitude
Nos pensées ne seront pas non plus décousues, ballotées au gré des errements de notre esprit, mais ordonnées en vue d’un but précis et exigeant : « établir quelque chose de ferme et constant dans les sciences ». Suivre René Descartes (1596 – 1650) au commencement de ses Méditations métaphysiques (1641), c’est partir en quête d’un horizon tout à fait particulier, la certitude. Pouvons-nous être tout à fait certain de quelque chose en ce monde ? Pouvons-nous atteindre un socle fixe et solide sur lequel bâtir notre savoir ? Interrogation qu’il avait déjà entamée dans le Discours de la méthode (1637).
La méthode des Méditations métaphysiques
Deux étapes jalonnent ce projet.
- Tout d’abord, il est nécessaire
de « se défaire de toutes
les opinions » : c’est l’objet de la première
méditation.
- Ensuite, il conviendra de « commencer tout de nouveau dès les fondements » : c’est ce qui sera accompli dans les méditations suivantes.
Il va donc falloir passer par le feu du doute, un doute étendu et rigoureux, pour atteindre la stabilité de la certitude. Détruire pour reconstruire.
S’attaquer aux fondements de la pensée
Nous pouvons comparer l’ensemble des connaissances que chacun de nous a rassemblées au fil de son existence à une maison. Un petit enfant possède une simple cabane, un érudit un palais aux multiples chambres et sinueux couloirs. Les opinions que nous glanons chaque jour, par ouï-dire, rumeur, dans les médias ou les livres sont les fioritures qui peuplent nos intérieurs. Elles n’ont rien de certain, nous le savons bien : elles pendillent négligemment, sans véritable support, c’est-à-dire sans justification (ce qui distingue fondamentalement l’opinion du savoir, c’est le caractère justifié du second. Voir à ce propos le Théétète de Platon, qui définit le savoir comme « une opinion vraie justifiée »).
Nous pourrions essayer des les ôter patiemment une à une, mais le travail serait titanesque. Dans ses Méditations métaphysiques, Descartes propose plutôt de s’attaquer directement aux fondations de la maison, afin de la saper entièrement d’un seul coup. Ces fondations, Descartes les nomme « fondements » et « principes ». Elles désignent les connaissances premières qui constituent le point de d’appui à partir duquel s’élève le reste.
La ruine du premier fondement : la perception
Ce que nous fondons sur les sens
Le premier fondement que rencontre Descartes dans sa première méditation métaphysique, le premier prétendant à la certitude, ce sont les sens. Il n’y a rien d’étonnant à cela. « Je ne crois que ce que je vois » dit-on parfois. De la même manière, les enquêteurs font appel à un témoin « oculaire » pour déterminer des faits. Réveillé en pleine nuit par un bruit sourd, nous « tendons l’oreille » pour essayer de savoir si quelqu’un est entré. Les yeux fermés, nous avançons « à tâtons » pour déterminer si des objets se trouvent sur notre chemin. Mis à part peut-être le goût et l’odorat (excepté dans quelques situations particulières comme une fuite de gaz ou une séance d’œnologie), il est tout à fait habituel d’utiliser ses sens pour obtenir des informations solides sur le monde qui nous entoure.
Pourquoi douter des sens : le rêve
Cependant, n’arrive-t-il pas que nos sens soient parfois « trompeurs » ? Un bâton plongé dans l’eau apparaît brisé, la jaunisse colore le monde du malade qu’elle atteint, une tour carrée semble ronde au loin, un amputé ressent de la douleur au niveau de son membre disparu, etc. Les exemples ne manquent pas, et le XVIIe siècle soucieux de certitude a su les multiplier à l’envi.
Or, ne suffit-il pas d’un seul cas de tromperie pour envisager une tromperie généralisée ? Ce saut du particulier au général (du « parfois » au « toujours ») semble un peu trop radical. Descartes en est conscient. Il lui faut trouver une autre raison de douter des sens. Après un bref passage par la possibilité de la folie et quelques mots qui ont fait couler beaucoup d’encre (une controverse opposa à ce sujet Foucault et Derrida, suite à un commentaire de ce passage par Foucault dans son Histoire de la folie), Descartes apporte une raison décisive de douter pleinement de nos sens.
Ne sommes-nous pas tout simplement en train de rêver ? Et si l’on veut prendre au sérieux cette hypothèse, il ne faut pas se contenter d’essayer de revivre n’importe quel rêve. Il faut essayer de se remémorer plutôt les plus réalistes d’entre eux. Ces songes qui, au réveil, nous trouvent soudainement rassurés ou, au contraire, déçus. Nous nous disons alors, tout étonnés : « ce n’était donc qu’un rêve ? », « ouf ! » ou bien « dommage »…
Car à y regarder de plus prêt, la seule chose qui distingue un rêve de la réalité, c’est l’inconstance et incohérence du premier, contre la constance et cohérence de la seconde. Dès que la vie réelle s’emplit d’inattendu, durant un voyage par exemple, nous avons l’impression de rêver. À l’inverse, quand un rêve devient cohérent, nous le confondons avec la réalité. « La vie est un songe un peu moins inconstant » écrit Pascal. Il n’y a pas de différence de nature entre rêve et réalité, donc aucun moyen de prouver que nous ne sommes pas en train de rêver à l’heure actuelle.
Le doute contre le rêve
Imaginons donc que nous sommes en train de rêver. N’y a-t-il donc rien de réel au sein de nos songes sur quoi nous puissions nous appuyer ? Nos pensées oniriques doivent bien avoir pour fondement « quelque chose de réel et de véritable ». L’effort du doute va alors buter contre trois prétendants à la réalité au sein même du rêve.
1/ Les formes sensibles (par exemple les mains, les visages, etc.) que nous percevons ne sont-elles pas réelles ? Toutes nos inventions les plus folles ne sont peut-être qu’une recomposition de formes premières véridiques. La chimère, à la fois lion et chèvre, est l’archétype d’une telle conception de l’imaginaire.
2/ La matière de notre perception visuelle, c’est-à-dire la couleur, n’est-elle pas, elle aussi, réelle ? Certes le fait que le mur que je vois soit jaune n’est pas certain, mais le jaune lui-même, comment puis-je l’inventer ? Encore une fois, Descartes conçoit l’imagination comme une puissance reproductrice et non créatrice.
3/ Par-delà la perception sensible des formes et des couleurs, nous trouvons une perception rationnelle qui saisit « la nature corporelle en général » : non plus une sensation du monde corporel mais une idée de celui-ci, ce que Descartes appelle l’« étendue ».
Ce monde « étendu » n’est pas qualitatif mais quantitatif, il se situe derrière les apparences. Les seules informations qui s’en détachent sont la figure, la grandeur, le nombre, le lieu et le temps. C’est le monde de la physique mécaniste galiléo-cartésienne, un monde qui peut être décrit en langage mathématique.
Une certitude : celle des mathématiques
Formes sensibles, couleurs et étendue : les aspects fondamentaux du monde qui se présente à nous semblent autant de pierres sur lesquelles vient achopper le doute. Pourtant, Descartes ne souhaite pas en arrêter là. Ces trois éléments ont tous quelque chose de gênant et d’insatisfaisant : la prétention à l’existence. Il ne se contentent pas de nous apparaître, ils nous apparaissent et se présentent à nous comme existant réellement.
Or, l’argument du rêve a fissuré l’apparente solidité cette prétention. Il nous faut donc partir en quête d’une certitude débarrassée de cette prétention, la seule certitude capable de tenir entièrement tête au rêve.
Cette certitude, c’est celle des mathématiques, celle de « l’arithmétique, de la géométrie, et des autres sciences de cette nature ». Même au plus profond de mon sommeil, 2 + 2 = 4 continue d’être vrai, exactement de la même manière que durant la veille. Même au plus profond de mon sommeil, la somme des angles d’un triangle continue d’être égale à deux angles droits. Le doute onirique vient buter contre une certitude qu’il est incapable d’abattre, il rencontre enfin une matière qui résiste à sa corrosion, une clarté que ses ombres ne parviennent pas à obscurcir.
Ces vérités mathématiques imprégnées d’une certitude non naturelle (non « physique ») ont émerveillé le jeune Descartes, qui fut mathématicien avant d’être philosophe.
La ruine du deuxième fondement : les vérités mathématiques
Fonder les mathématiques
Cependant, Descartes rédacteur des Méditations métaphysiques n’est plus un jeune homme, la clarté des vérités mathématiques ne le contente plus, il souhaite creuser plus profond encore avant de poser les fondations du nouvel édifice scientifique. La clarté mathématique elle aussi doit être fondée. En nous portant au-delà des réalités physiques et mathématiques, nous entrons dans un nouveau domaine, celui de la métaphysique.
Afin d’effectuer ce saut inouï, Descartes se remémore une vieille hypothèse, celle d’un Dieu trompeur et omnipotent. Cette idée d’une divinité toute-puissante capable de produire une illusion complète semble faire partie d’un fond commun pluriséculaire, car on la trouve chez certains auteurs médiévaux occidentaux mais aussi dans les écrits de l’Inde ancienne. C’est elle qui va permettre à Descartes d’effectuer le dernier saut en vue d’atteindre le doute le plus extrême et radical.
S’il existe un Dieu qui « peut tout », ne pourrait-il pas faire que les vérités mathématiques elles-mêmes soient fausses ? Si tel est le cas, plus rien de ce que nous saisissons ne peut être considéré comme certain. Tout s’effondre sous nos pieds : « de toutes les opinions que j’avais autrefois reçues en ma créance pour véritables, il n’y en a pas une de laquelle je ne puisse maintenant douter ».
Il serait possible d’en arrêter là. Nous pourrions tout à fait nous contenter de ce petit grain de sable, de cette brisure, au pouvoir destructeur inégalé, qu’est la possibilité d’un Dieu trompeur. Pourtant Descartes veut enfoncer le clou une dernière fois, afin d’être sûr que nous garderons bien à l’esprit l’état de complète incertitude au sein duquel nous sommes plongés. Peut-être aussi souhaite-t-il éviter d’entacher d’un soupçon de tromperie l’infinie perfection divine…
Le mauvais génie des Méditations métaphysiques
Pour mener cette dernière attaque contre nos certitudes, Descartes ne cherche plus à nous convaincre par des raisons mais exige de nous un acte volontaire : il nous faut imaginer un « mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant, qui a employé toute son industrie à me tromper ». Cette puissance maléfique est capable de plonger nos esprits dans une complète illusion, touchant nos sens tout autant que notre raison. Si un lecteur ne se trouvait toujours pas convaincu par les raisons de douter avancées jusqu’à maintenant par Descartes, le voilà renvoyé à lui-même : s’il ne doute pas entièrement, c’est qu’il ne le veut pas.
La première méditation métaphysique : une conclusion dans les ténèbres
Ainsi s’achève la première méditation métaphysique : au milieu d’épaisses ténèbres desquelles nulle lumière ne semble pouvoir jaillir. Ces ténèbres ne sont pas naturelles. Elles ne proviennent pas de quelque argument convaincant pour l’esprit humain, mais du choix délibéré d’une volonté infinie, que ce soit celle, possible, du Dieu créateur de toutes choses, ou bien celle, actuelle, d’un esprit humain prêt à tout en vue d’atteindre une certitude indubitable.
Très clair et complet . Merci .
Bonne étude et excellent commentaire des idées de Descartes.Clair et passionnant.Merci.