Récit de Rodrigue | Pierre Corneille, Le Cid, IV, 3
Et porte sur le front une mâle assurance.
Tant, à nous voir marcher avec un tel visage,
Les plus épouvantés reprenaient de courage !
J’en cache les deux tiers, aussitôt qu’arrivés,
Dans le fond des vaisseaux qui lors furent trouvés ;
Le reste, dont le nombre augmentait à toute heure,
Brûlant d’impatience autour de moi demeure,
Se couche contre terre, et sans faire aucun bruit,
Passe une bonne part d’une si belle nuit.
Par mon commandement la garde en fait de même,
Et se tenant cachée, aide à mon stratagème ;
Et je feins hardiment d’avoir reçu de vous
L’ordre qu’on me voit suivre et que je donne à tous.
Cette obscure clarté qui tombe des
étoiles
Enfin avec le flux nous fait voir
trente voiles ;
L’onde s’enfle dessous, et d’un
commun effort
Les Mores et la mer montent jusques
au port.
On les laisse passer ; tout leur
paraît tranquille ;
Point de soldats au port, point aux
murs de la ville.
Notre profond silence abusant leurs
esprits,
Ils n’osent plus douter de nous avoir
surpris ;
Ils abordent sans peur, ils ancrent,
ils descendent,
Et courent se livrer aux mains qui
les attendent.
Nous nous levons alors, et tous en
même temps
Poussons jusques au ciel mille cris
éclatants.
Les nôtres, à ces cris, de nos
vaisseaux répondent ;
Ils paraissent armés, les Mores se
confondent,
L’épouvante les prend à demi
descendus ;
Avant que de combattre, ils
s’estiment perdus.
Ils couraient au pillage, et
rencontrent la guerre ;
Nous les pressons sur l’eau, nous les
pressons sur terre,
Et nous faisons courir des ruisseaux
de leur sang,
Mais bientôt, malgré nous, leurs princes les rallient ;
Leur courage renaît, et leurs terreurs s’oublient :
La honte de mourir sans avoir combattu
Arrête leur désordre, et leur rend leur vertu.
Contre nous de pied ferme ils tirent leurs alfanges,
De notre sang au leur font d’horribles mélanges ;
Et la terre, et le fleuve, et leur flotte, et le port,
Sont des champs de carnage où triomphe la mort.
Ô combien d’actions, combien
d’exploits célèbres
Sont demeurés sans gloire au milieu
des ténèbres,
Où chacun, seul témoin des grands
coups qu’il donnait,
Ne pouvait discerner où le sort
inclinait !
J’allais de tous côtés encourager les
nôtres,
Faire avancer les uns, et soutenir
les autres,
Ranger ceux qui venaient, les pousser
à leur tour,
Et ne l’ai pu savoir jusques au point
du jour.
Mais enfin sa clarté montre notre
avantage :
Le More voit sa perte, et perd
soudain courage ;
Et voyant un renfort qui nous vient
secourir,
L’ardeur de vaincre cède à la peur de
mourir.
Ils gagnent leurs vaisseaux, ils en
coupent les câbles,
Poussent jusques aux cieux des cris
épouvantables,
Font retraite en tumulte, et sans
considérer
Si leurs rois avec eux peuvent se
retirer.
Pour souffrir ce devoir leur frayeur
est trop forte :
Le flux les apporta ; le reflux
les remporte,
Cependant que leurs rois, engagés
parmi nous,
Et quelque peu des leurs, tous percés
de nos coups,
Disputent vaillamment et vendent bien
leur vie.
À se rendre moi-même en vain je les
convie :
Le cimeterre au poing ils ne
m’écoutent pas ;
Mais voyant à leurs pieds tomber tous
leurs soldats,
Ils demandent le chef : je me nomme, ils se rendent.
Je vous les envoyai tous deux en même temps ;
Et le combat cessa faute de combattants.
Le Cid, IV, 3, 1637
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