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René Girard : la philosophie du désir mimétique

Publié le 21/11/2017
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René Girard (1923-2015) est comme un OVNI dans le ciel de la philosophie. Élève de l’École des chartes, puis enseignant de littérature à Stanford et à Duke – son travail recevant un accueil plus que mitigé en France – il est finalement passé à la postérité comme philosophe, alors même qu’il considérait ce titre avec un certain scepticisme.

Article rédigé par Romain Treffel, auteur du manuel 1000 idées de culture générale et créateur du site éponyme.

 

Mensonge romantique et vérité romanesque

rene girard desir mimetique
Fragonard, vers 1760 | Wikimedia Commons

 

Mensonge romantique et vérité romanesque, premier ouvrage de Réné Girard publié en 1961, lui assure un début de célébrité. Dans cet essai, René Girard propose une analyse serrée de quelques grands romans classiques (À la recherche du temps perdu de Proust, Don Quichotte de Cervantès, L’Éternel Mari de Dostoïevski, et Le Rouge et le Noir de Stendhal…) qu’il interprète comme porteurs d’un même message fondamental : le désir humain est mimétique.

La mécanique du désir mimétique selon René Girard

Qu’est-ce à dire ? Pour le professeur de littérature, l’homme n’est pas animé par le désir d’imiter son prochain ; c’est son désir qui est intégralement mimétique. Autrement dit, le désir ne vise jamais un objet prédéterminé, à la différence des besoins, déterminés par l’instinct. Si les enfants en bas âge imitent ostensiblement leurs semblables, les adultes feraient la même chose, mais de manière inavouée. Quel que soit le motif affiché du désir, son motif authentique serait toujours d’imiter l’Autre. Ce phénomène se retrouverait invariablement dans l’apprentissage, la mode, la publicité, l’amour, la guerre, le sport, etc. En amour, par exemple, il signifierait que toute relation reposerait, au plan psychologique, sur un triangle amoureux plus ou moins implicite. En clair, le sujet désirerait toujours autrui parce qu’il sait ou imagine qu’une tierce personne, pour lui un modèle réel ou fictive, le désire également.

En amour, notre rival heureux, autant dire notre ennemi, est notre bienfaiteur. À un être qui n’excitait en nous qu’un insignifiant désir physique il ajoute aussitôt une valeur immense mais que nous confondons avec lui. Si nous n’avions pas de rivaux, si nous ne croyions pas en avoir… Car il n’est pas nécessaire qu’ils existent réellement.

À la recherche du temps perdu, cité par René Girard dans Mensonge romantique et vérité romanesque

Dans la terminologie girardienne, cet Autre qui inspire le désir du sujet est le médiateur. Celui-ci peut être « interne » lorsque la distance (métaphysique) qui le sépare du sujet est faible – c’est le cas de concurrents, par exemple ; il peut également être « externe », quand la distance est si grande que le sujet l’éprouve comme un verrou moral qui le retient de s’en prendre à son modèle, à l’égard duquel il admet être en position d’infériorité.

Le mensonge romantique selon René Girard

Si le sujet peut bien percevoir la dimension éminemment mimétique de son désir, sa finalité lui demeure en revanche le plus souvent obscure. Et pour cause, il s’agit d’une impasse. Pourquoi le sujet imite-t-il un modèle ? Parce qu’il désire être cet Autre dont il admire, en secret, l’assurance et la plénitude apparentes. Son incapacité à définir son identité le pousse à accaparer celle d’autrui. En devenant son médiateur, imagine-t-il, il pourra combler son manque d’être et il en aura ainsi fini avec le mal métaphysique qui le ronge. Tel est, pour René Girard, le mensonge romantique. Le désir mimétique est donc fondé sur l’impasse de l’identité, ou l’aporie de l’être. Telle serait la vérité romanesque atteinte par l’écrivain, lorsqu’il dépasse le romantique en lui par la transcendance de l’œuvre.

 

La violence mimétique et le sacré

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L’adoration de l’Agneau de Dieu, Jan Van Eyck, 1432

La portée de la théorie mimétique ne se limite toutefois pas à l’expérience individuelle, bien au contraire. Sa portée collective naît du fait que l’imitateur est souvent animé du désir – tout particulièrement dans la médiation interne – de dépasser son modèle. C’est la vertu dynamogène de la concurrence, qu’on appelle communément l’émulation. Messi a marqué 50 buts dans la saison ? Ronaldo veut en marquer 51. Et s’il réussit, son grand rival voudra certainement le dépasser à son tour. Tant mieux pour le spectacle, mais la rivalité ne se cantonne pas à cette seule sphère.

 

L’affrontement né de la concurrence

René Girard montre dans La violence et le sacré que lorsque les hommes entrent en concurrence pour des biens matériels, pour le prestige, pour l’amour, etc. leur rivalité peut accoucher de l’affrontement si elle n’est pas contenue, dissoute, ou résolue. La guerre de Troie, par exemple, aurait été provoquée par l’enlèvement d’Hélène, réputée pour sa grande beauté – selon la légende, c’est donc la rivalité entre le prince troyen Pâris (le ravisseur) et le roi de Sparte Ménélas (le mari bafoué) qui serait à l’origine du conflit militaire. Dans cette illustre dispute, l’époux et l’amant sont mus par la mimesis d’appropriation. S’ils désirent le même « objet » (la belle Hélène), c’est parce qu’ils s’imitent l’un l’autre dans le choix de l’objet à désirer. Plus généralement, toute rivalité mimétique évoluerait de la manière suivante : à mesure que deux rivaux s’épient, se comparent et se défient, leur conflit croît en importance et en intensité dans l’esprit de chacun – jusqu’à heurter le plancher de la violence, quand l’un agresse physiquement l’autre. La rivalité est donc non-violente avant de devenir violente. Autrement dit, la violence constitue le niveau supérieur de l’aggravation de la rivalité. Quand celle-ci devient si aiguë qu’elle en oublie ses objets concrets (parfois jusqu’à les détruire), elle se prend alors elle-même pour objet.

Le mécanisme du bouc émissaire selon René Girard

Or, cette logique inscrite dans la nature humaine menace la société tout entière. Le déchaînement de la rivalité et la diffusion de sa violence sont susceptibles de créer une guerre civile, où se commettent (historiquement) les pires horreurs, potentiellement jusqu’à la disparition de la communauté. D’après René Girard, toute société serait préparée à contenir ce risque de débordement de sa propre violence intestine par le mécanisme du bouc émissaire (désignant initialement le bouc qui porte sur lui tous les péchés d’Israël, le terme désigne, dans son sens séculier, une personne sur laquelle retombent toutes les fautes des autres).

Ce mécanisme polarise toute la violence collective (en réalité éparse, aux causes diverses et variées) sur un seul individu, à la vérité innocent. La société chercherait de la sorte inconsciemment à détourner vers une victime relativement indifférente, donc sacrifiable, une violence qui menace ses propres membres, ceux qu’elle entend à tout prix protéger. Le bouc émissaire a souvent des caractéristiques qui le distinguent fortement (des difformités physique ou génétique, des infirmités, une maladie, la folie, etc.) et il est généralement accusé de crimes fondamentaux (religieux ou sexuels). Il est persécuté, lynché, voire assassiné, après quoi le calme retombe sur la communauté, dont l’animosité s’est déversée tout entière dans l’acte.

Le rituel comme réconciliation

Pour René Girard, des traces de cette catharsis collective seraient présentes dans les sacrifices rituels. Pour comprendre les règles des sociétés primitives, leurs interdits et leurs rituels, il faudrait donc supposer une crise suffisamment longue pour que sa brusque résolution par la polarisation de toute la violence sur une victime unique passe pour une délivrance miraculeuse. Les membres de la communauté ne comprennent pas le mécanisme de leur réconciliation, car le secret de l’effet bouc émissaire leur échappe. Une fois la crise résolue, la société est animée par la volonté de sauvegarder la paix sociale le plus longtemps possible. Or, comme elle garde en mémoire l’épisode qui lui a redonné l’unité perdue, et comme elle se souvient de l’individu qui a été le centre de cet épisode, elle va s’en servir comme fondement pour consolider son répit. C’est pourquoi elle rejoue l’épisode miraculeux qui a mis un terme à la crise, en sacrifiant dans des circonstances approchant celles de l’épisode originel, de nouvelles victimes (arbitraires) qui joueront le rôle de la victime originelle. Il s’agit donc d’instituer un rituel.

Les hommes, écrit René Girard, transfèrent sur le bouc émissaire la responsabilité entière du mal, après son sacrifice ils transfèrent sur lui la responsabilité du bien. C’est pourquoi plusieurs mythes racontent l’histoire de boucs émissaires devenant des divinités. 

La violence et le sacré

Ce serait donc la violence intestine originelle de la société qui aurait accouché du sacré, placé dans le bouc émissaire sacrifié pour ressouder les liens communautaires.

 

La rivalité mimétique entre les nations selon René Girard : Achever Clausewitz

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Carl von Clausewitz

En faisant un nouveau zoom arrière, il apparaît que la logique de la rivalité mimétique s’exprime même entre communautés – jusqu’aux plus grandes existantes, les nations. Dans Achever Clausewitz, René Girard définit effectivement la guerre comme un conflit opposant toujours, en dernière instance, deux camps – fussent-ils des entités artificielles. Carl von Clausewitz, le théoricien militaire dont il veut prolonger les analyses, la conçoit comme un duel, mais à l’échelle des nations.

Le vrai principe, latent derrière l’alternance des victoires et des défaites, la « tendance philosophique », la « logique pure », la « nature » de la guerre, ce n’est pas la ruse de la raison, c’est bien le duel.

Achever Clausewitz

À regarder la géopolitique et l’histoire à travers cette grille d’interprétation, les rivaux mimétiques se dessinent avec évidence : France et Allemagne ; les Croisades et le Djihad ; les États-Unis et la Chine ; l’URSS et l’Allemagne nazie. Le mimétisme y est donc pour quelque chose dans la perpétuation de haines traditionnelles dénuées de fondement, comme entre les Français et les Allemands.

La guerre pour maîtriser la violence

Cet aveuglement s’expliquerait en fait par le lien entre la guerre et la politique. Pour Clausewitz, la guerre sert aussi à domestiquer les passions populaires. Plutarque remarquait déjà qu’elle est le meilleur moyen d’éteindre les querelles intérieures et de retremper la légitimité des dirigeants politiques dans des circonstances neuves. Dans la perspective du désir mimétique, l’ennemi étranger sert de bouc émissaire pour rétablir la cohésion nationale. Cette conception fait donc de la guerre une institution paradoxalement vouée à maîtriser la violence. En pratique, ses règles et ses codes rendent effectivement possible l’émergence de nouveaux équilibres géopolitiques sur une certaine aire géographique. Or, cette fonction aurait fait long feu. Clausewitz situait le débridage de la violence guerrière à la bataille de Valmy (1792), où l’armement du peuple aurait fait perdre à la guerre son caractère institutionnel. René Girard situe lui la transformation à la fin de la Seconde Guerre mondiale, à cause de la disparition du droit de la guerre, en l’absence duquel la politique est impuissante à empêcher une surenchère mimétique globale. L’humanité serait entrée dans une ère imprévisible d’hostilité générale.

Amenée jusqu’à ses dernières conséquences, la théorie mimétique inspire donc à René Girard un sentiment apocalyptique.

 

Les limites de la théorie mimétique de René Girard

La pensée de René Girard a fait l’objets de critiques, dont on relèvera ici trois modalités. Sur le plan théorique, tout d’abord, poser que le désir est intégralement mimétique peut apparaître comme une pétition de principe. Et si ça n’était pas le cas ? D’aucuns sont d’accord avec l’idée que l’imitation est primordiale dans le désir, sans pour autant admettre qu’elle en serait en réalité la seule et unique composante.

Néanmoins, l’hypothèse du désir mimétique serait en partie confirmée par la science : au cours des années 1990, les neurosciences ont découvert l’existence des neurones miroirs, dont la particularité est de s’activer aussi bien lorsqu’un individu (humain ou animal) exécute une action que lorsqu’il observe un autre individu (en particulier de son espèce) exécuter la même action, ou même lorsqu’il imagine une telle action. Ce résultat est toutefois encore partiel.

Sur le plan argumentatif, ensuite, René Girard serait un adepte des « lits de Procuste » ; autrement dit, il se serait laissé une grande liberté d’interprétation pour retrouver ses résultats théoriques dans les nombreuses sources qu’il mobilisait. Il lui a par exemple été reproché de retoucher abusivement, voire d’écarter les mythes qui ne rentraient pas dans le moule du mécanisme du bouc émissaire.

Sur le plan épistémologique, enfin, la théorie mimétique n’est pas scientifique au sens de Karl Popper. Comme le marxisme ou la psychanalyse, elle n’est pas falsifiable, c’est-à-dire qu’elle disqualifie toute tentative de réfutation comme une opération de préservation du secret. De la même manière que le bourgeois est aveuglé par son intérêt de classe, le névrosé par son inconscient, celui qui n’adhère pas à la théorie mimétique préférerait se complaire dans le mimétisme plutôt que de prendre conscience de sa fondamentale vanité.

Si René Girard entendait ces critiques, il n’en prenait néanmoins pas compte, car il récusait cette défintion de la science, dont sa intégrait l’exégèse littéraire dans laquelle on pouvait laisser libre cours à l’hypothèse. Il se revendiquait comme scientifique, et non comme philosophe. Il a par ailleurs ses épigones, dont le plus célèbre est probablement Peter Thiel, cofondateur de PayPal et un des premiers investisseurs de Facebook. Dans Zero to One, le milliardaire de la Silicon Valley défend l’idée que l’innovation et le progrès économique reposent sur la capacité de l’entrepreneur à s’extraire de la rivalité mimétique exacerbée qui naît de la concurrence.