Le penseur stoïcien Sénèque (4 av. J.-C. – 65 ap. J.-C.) condamne ici les hommes affairés qui gaspillent le temps qui leur est donné et qui craignent ainsi leurs souvenirs, c’est-à-dire le retour sur le temps gâché. Pis encore, ces « âmes sans consistance » sont sous le joug du présent, un abîme duquel elles ne peuvent sortir. Elles ne peuvent pas « s’enrichir » de leur passé.
Sénèque : la crainte du souvenir
La vie se divise en trois temps : le présent, le passé et l’avenir. Le présent est court, l’avenir incertain ; le passé seul est assuré : car sur lui la fortune a perdu ses droits ; et il n’est au pouvoir de personne d’en disposer de nouveau.
Les hommes occupés d’affaires n’en tirent aucun parti, car ils n’ont pas le loisir de porter un regard en arrière ; et quand ils l’auraient, des souvenirs mêlés de regrets ne leur sont point agréables. C’est malgré eux qu’ils se rappellent le temps mal employé ; ils n’osent se retracer des vices dont la laideur s’effaçait devant la séduction du plaisir présent, mais qui, au souvenir, se montrent à découvert. Nul homme ne se reporte volontiers dans le passé, si ce n’est celui qui a toujours soumis ses actions à la censure de sa conscience, qui jamais ne s’égare.
Mais celui qui fut dévoré d’ambition, celui qui se montrait insolemment dédaigneux, qui abusa sans mesure de la victoire, celui qui fut un fourbe, un déprédateur avare, un dissipateur insensé, doit nécessairement craindre ses souvenirs. Et cependant cette portion de notre vie est sacrée, irrévocable : elle se trouve hors de la puissance des événements humains et affranchie de l’empire de la fortune. Ni la pauvreté, ni la crainte, ni l’atteinte des maladies ne peuvent la troubler : elle ne saurait être ni agitée, ni ravie ; nous en jouirons à jamais et à l’abri de alarmes. C’est seulement l’un après l’autre que chaque jour devient présent, et encore n’est-ce que par instants qui se succèdent ; mais tous les instants du passé se représenteront à vous, quand vous l’ordonnerez : vous pourrez à votre gré les passer en revue, les retenir. C’est ce que les hommes occupés n’ont pas le loisir de faire.
Une âme paisible et calme est toujours à même de revenir sur toutes les époques de sa vie ; mais l’esprit des hommes affairés est sous le joug : ils ne peuvent se détourner ni reporter leurs regards en arrière. Leur vie s’est engloutie dans un abîme ; et comme une liqueur, quelque abondamment que vous la versiez, se perd si un vase ne la reçoit et ne la conserve ; de même que sert le temps, quelque long qu’il vous soit donné, s’il n’est aucun fond qui le contienne ? Il s’évapore au travers de ces âmes sans consistance et percées à jour.
De la brièveté de la vie, chap. X, trad. M. Charpentier (1860) (De la brièveté de la vie)
Bonjour, et bravo pour votre site, votre temps alloué et votre travail…
Sinon qu’en disait d’autres penseurs, non-Stoïciens ?
belle lecture
Texte remarquable et tellement fondé
Bonjour Adrian:-)
Je découvre votre ton site ( 🙂 ) à l’instant et souhaite vous te dire ceci.
Très beau travail, très intéressant et un Merci universel pour cette réalisation personnelle d’intérêt général.
Bien à toi vous. François Récif