Peu connu en Occident, le Shâhnâmeh est pourtant l’une des plus grandes œuvres littéraires de l’histoire de l’humanité, dont l’influence s’est fait sentir sur une large partie de l’Asie durant des siècles. Encore aujourd’hui, ce poème épique de 50 000 vers qui narre les origines de la Perse appartient au patrimoine culturel commun de tous les peuples de langue iranienne. Il a également exercé un profond attrait sur les populations turcophones d’Asie centrale.
Quant à Ferdowsi, l’auteur de cette œuvre, il est généralement considéré comme le plus grand poète de langue persane, un statut qui le place au-dessus d’autres génies comme Saadi, Hafiz, Omar Khayyam, Rumi ou Nizami.
Le Shâhnâmeh, rédigé entre 977 et 1010 a pour particularité de relater l’histoire mythique de l’Iran jusqu’à la conquête arabe. Il se concentre ainsi sur l’histoire préislamique du pays, et les références à l’islam y sont peu nombreuses. La popularité dont continue de jouir cette œuvre dans un pays qui est depuis près de quarante ans une République islamique ne constitue ainsi pas le moindre des paradoxes. Pour beaucoup d’Iraniens, quelle que soit leur attitude religieuse, le Shâhnâmeh illustre la grandeur de leur pays et de leur civilisation.
Une traduction du Shâhnâmeh a été publiée chez Actes Sud.
La réaffirmation d’une identité iranienne après les siècles de domination arabe
De l’Empire perse à l’islam
À partir du VIe siècle avant Jésus-Christ, sous la dynastie des Achéménides, les Perses ont bâti l’un des plus grands empires de l’Antiquité, s’étendant de l’Asie mineure aux confins de l’Inde. Il ne survit pas aux conquêtes d’Alexandre le Grand mais le souverain macédonien lui-même ne cache pas son admiration pour la civilisation raffinée de ses adversaires. Quelques siècles plus tard, à partir de 224 après Jésus-Christ, les Sassanides, eux aussi venus de la province de Perse, constituent un État qui rivalise de puissance avec l’Empire romain.
Toutefois, au VIIe siècle, au moment où certaines tribus arabes se réunissent sous la bannière de l’islam, l’Empire sassanide est affaibli par ses guerres perpétuelles contre l’Empire romain d’Orient et par de violentes dissensions internes. Les Arabes l’envahissent progressivement de 642 à 651 et imposent la domination de leur religion au cours des siècles suivants. Dans le même temps, dans l’immense empire qu’ils constituent de l’Espagne à l’Indus, la langue arabe devient celle de la religion, du droit, de la culture et de la science. De nombreux savants persans de l’époque, comme Avicenne ou Razi, écrivent la plupart de leurs œuvres dans cette langue.
La renaissance du farsi
La survie du persan ( autrement dit, le farsi) ne semble alors pas aller de soi. Pourtant, il va connaître une renaissance surprenante à partir de la fin du premier millénaire après Jésus-Christ. Si Rudaki est le premier poète connu à l’utiliser, c’est bien Ferdowsi, originaire de la province du Khorasan (Iran oriental et Afghanistan) qui est considéré comme le principal auteur de ce mouvement. En effet, loin de se contenter de composer en persan, il glorifie également, dans son œuvre, les rois perses de jadis.
Le poète bénéficie dans un premier temps d’une situation politique favorable, avec l’émergence de dynasties d’origine iranienne au sein d’un monde musulman jusque-là dominé par les Arabes. Lui-même évolue à la cour d’une de ces lignées, celle des Samanides. Toutefois, à la fin de sa vie, cette dynastie est chassée du pouvoir par un Turc, Mahmoud de Ghazni. Si la relation entre le poète et son nouveau souverain est mal connue, il semblerait que le premier ait modifié son œuvre afin de la rendre plus acceptable par le second.
Le Shâhnâmeh, épopée grandiose de Ferdowsi… qui ne laisse pas de place à l’islam
Le Shâhnâmeh, épopée des rois iraniens
Le Shâhnâmeh ambitionne de raconter toute l’histoire de l’Iran – à noter qu’une grande partie du récit se déroule en Afghanistan ou en Asie centrale – des origines à la conquête arabe. Il reprend ainsi les mythes fondateurs perses, tels qu’ils avaient été conservés depuis la fin de l’ère sassanide.
Le récit relate l’épopée des rois iraniens à partir du premier d’entre eux, Keyumars. Certains d’entre eux, tels Kavus, sont fort médiocres tandis que d’autres, comme Manuchehr, sont de grands guerriers ou, à l’instar de Khrosrow, des sages. Au cours des siècles, ces souverains doivent affronter des invasions arabes, touraniennes et romaines, grâce à l’aide de puissants guerriers dont Zal et son fils, le légendaire Rostam. Celui-ci ira jusqu’à tuer son propre fils Sohrab afin de sauver sa patrie. Il vaincra également le redoutable roi touranien Afrasyab au cours d’une de ses nombreuses tentatives d’envahir l’Iran.
Le Shâhnâmeh et Alexandre le Grand
Le Shâhnâmeh relate également la prédication de Zoroastre et l’adoption de sa religion par les Iraniens, ou encore les amours de Khrosrow et de Shirin, qui inspirera de nombreux poètes de la civilisation islamique par la suite. Si la majeure partie du poème est constituée de mythes, le poème rejoint en partie l’histoire à partir des conquêtes d’Alexandre. Le grand roi macédonien est d’ailleurs accompagné d’un sage répondant au nom d’Aristélis, qui n’est autre qu’Aristote ! Quant à son adversaire perse, Dara, il s’agit du dernier roi achéménide, Darius. Par la suite, l’âge sassanide est évoqué, bien que de manière fortement romancée.
L’Iran du Shâhnâmeh, une terre d’abondance et de conflits
Dans le poème, l’Iran est présenté comme une terre d’abondance où règne la justice, assurée par le génie de ses souverains. Cependant, le pays est menacé par des voisins envieux, dont les visées expansionnistes ne peuvent être contrées que par des guerriers héroïques. Comme dans l’Iliade, cependant, les conflits ne manquent pas entre ces combattants et leurs rois, dont tous ne font pas preuve de la même sagesse. Les divisions et l’incompétence du pouvoir, à certains moments, mettent en péril le grand royaume iranien.
Un Iran sans l’islam
L’une des caractéristiques les plus frappantes de ce récit est l’absence presque totale de référence à l’islam. Certes, Ferdowsi fait bien mention d’un Dieu ainsi que du destin inéluctable, et souvent cruel, qui n’épargne pas davantage les rois que le plus humble des paysans. De nombreux éléments traditionnels de la mythologie iranienne sont également présents, comme le Simorgh, majestueux oiseau capable de communiquer avec les êtres humains.
En revanche, l’œuvre ne contient guère d’éléments relevant de la théologie musulmane, ce qui n’a pas manqué d’intriguer les historiens. Beaucoup se sont ainsi interrogés sur la religion de Ferdowsi, en évoquant en particulier une possible adhésion au zoroastrisme. Une autre tradition en fait un musulman chiite, ce qui, du point de vue iranien, présente l’avantage de lier le grand poète à l’Iran actuel. Le mystère autour ses véritables croyances reste toutefois entier mais bornons-nous à constater qu’il a toujours servi des souverains adhérant à l’islam.
Le Shâhnâmeh, une référence culturelle
Le Shâhnâmeh, classique de l’Orient
Ferdowsi n’est pas le premier auteur de la période islamique à avoir écrit en persan, comme nous l’avons mentionné. En effet, le premier grand poète persan que nous connaissons est Rudaki, mort un an après la naissance de Ferdowsi. On ne saurait pourtant comparer l’importance de ces deux auteurs d’autant que peu d’œuvres du premier ont survécu. A l’inverse, le Shâhnâmeh devient rapidement l’œuvre de référence de l’ensemble du monde iranien, comprenant alors l’Iran stricto sensu, l’Afghanistan et une large partie de l’Asie centrale. Paradoxalement, les peuples turcs qui envahissent ces régions à partir du Xe siècle s’approprient ce récit en s’identifiant aux Touraniens, les ennemis des Perses.
Les souverains seldjoukides sont ainsi fortement influencés par l’épopée de Ferdowsi. Les sultans de Rum, issus de cette dynastie, en font ainsi graver des vers sur les murs de leurs monuments. Plus tard, les Safavides, les turco-mongols de Tamerlan et les Moghols en Inde feront aussi du Shâhnâmeh l’un des piliers de leur canon littéraire et artistique. Au XVIIe siècle, des enluminures extrêmement raffinées sont ainsi intégrées aux différentes versions manuscrites de l’œuvre, de l’Asie mineure à l’Inde du nord.
Le Shâhnâmeh de Ferdowsi, promoteur du persan
Dans ces conditions, il est peu surprenant que la langue de Ferdowsi ait servi de référence aux grands poètes persans des siècles suivants, et elle est bien à la source de la renaissance spectaculaire que le persan connaît à partir du XIe siècle. Quelques décennies après lui, c’est Omar Khayyam qui rédige ses fameux quatrains dans cette langue. Suivent ensuite les mystiques Attar et Rumi ou les deux grands auteurs de Shiraz, le moraliste Saadi (XIIIe siècle) et le poète lyrique Hâfez (XIVe siècle). Beaucoup de ces poètes insèrent dans leurs œuvres des références aux Shâhnâmeh. Si tous sont aujourd’hui admirés en Iran, c’est bien Ferdowsi qui est considéré par la population de ce pays comme son poète national.
L’héritage de Ferdowsi, héritage vivant
Le Shâhnâmeh, une épopée toujours populaire
De fait, Ferdowsi n’a pas perdu de sa popularité encore aujourd’hui. Son influence s’étend toujours au-delà de l’Iran, jusqu’en Afghanistan et en Asie centrale. Les grands héros du Shâhnâmeh, dont Rostam reste le plus prestigieux, fournissent toujours des modèles d’héroïsme et de patriotisme aux habitants de ces pays, comparables aux combattants de l’Iliade en Occident. La langue du poète est également admirée pour sa pureté et sa puissance.
Le Shâhnâmeh a notamment été promu par la dynastie pahlavi ayant régné entre 1925 et 1979 en tant que symbole de la grandeur de l’Iran, présenté comme une terre de justice et de prospérité. À l’inverse, le régime théocratique issu de la révolution de 1979 a généralement tendu à négliger l’importance de la Perse antique, ses mythes trouvant ses sources dans l’époque islamique. Il n’a cependant pas pu lutter contre la popularité du poème de Ferdowsi, dont le souffle exaltant ne manque d’ailleurs pas d’enchanter de jeunes générations d’Iraniens plus ou moins détachés de leur élite politique et de son idéologie.
Le Shâhnâmeh en Occident
En Europe, les grands poètes de langue persane, dont Ferdowsi, sont bien connus dès le XVIIe siècle mais c’est William Jones qui introduit véritablement le Shâhnâmeh à la fin du siècle suivant. Il en traduit plusieurs extraits et compare son auteur à Homère, ce qui n’est pas le moindre des compliments de la part d’un Anglais cultivé. Dans les décennies suivantes, de nombreux traducteurs, pour la plupart britanniques eux aussi, permettent aux Européens de découvrir cette œuvre majeure de la littérature mondiale.
Pour autant, le Shâhnâmeh, en dépit de son immense importance historique et culturelle, reste peu connu en Occident, notamment en comparaison avec Les Mille et Une Nuits, probablement eux aussi d’origine iranienne, et qui sont pourtant loin d’avoir un statut comparable au Moyen-Orient et au sein du monde musulman.
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