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Venise (poème d’Alfred de Musset)

Publié le 27/05/2018
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Piazza San Marco, Canaletto | Wikimedia Commons

Venise | Poème d’Alfred de Musset

Dans Venise la rouge, 
Pas un bateau qui bouge ; 
Pas un pêcheur dans l’eau, 
Pas un falot.

Seul, assis à la grève, 
Le grand lion soulève, 
Sur l’horizon serein, 
Son pied d’airain.

Autour de lui, par groupes, 
Navires et chaloupes, 
Pareils à des hérons 
Couchés en ronds,

Dorment sur l’eau qui fume, 
Et croisent dans la brume, 
En légers tourbillons, 
Leurs pavillons.

La lune qui s’efface 
Couvre son front qui passe 
D’un nuage étoilé 
Demi-voilé.

Ainsi, la dame abbesse 
De Sainte-Croix rabaisse 
Sa cape aux larges plis 
Sur son surplis.

Et les palais antiques, 
Et les graves portiques, 
Et les blancs escaliers. 
Des chevaliers,

Et les ponts, et les rues, 
Et les mornes statues, 
Et le golfe mouvant 
Qui tremble au vent,

Tout se tait, fors les gardes 
Aux longues hallebardes, 
Qui veillent aux créneaux 
Des arsenaux.

— Ah ! maintenant plus d’une 
Attend, au clair de lune, 
Quelque jeune muguet, 
L’oreille au guet.

Pour le bal qu’on prépare, 
Plus d’une qui se pare, 
Met devant son miroir 
Le masque noir.

Sur sa couche embaumée, 
La Vanina pâmée 
Presse encor son amant, 
En s’endormant ;

Et Narcisa, la folle, 
Au fond de sa gondole, 
S’oublie en un festin 
Jusqu’au matin.

Et qui, dans l’Italie, 
N’a son grain de folie ? 
Qui ne garde aux amours 
Ses plus beaux jours ?

Laissons la vieille horloge, 
Au palais du vieux doge, 
Lui compter de ses nuits 
Les longs ennuis.

Comptons plutôt, ma belle, 
Sur ta bouche rebelle 
Tant de baisers donnés… 
Ou pardonnés.

Comptons plutôt tes charmes, 
Comptons les douces larmes, 
Qu’à nos yeux a coûté 
La volupté !

Premières poésies, 1829