Les yeux d’Elsa | Poème de Louis Aragon
Tes yeux sont si profonds qu’en me
penchant pour boire
J’ai vu tous les soleils y venir se
mirer
S’y jeter à mourir tous les
désespérés
Tes yeux sont si profonds que j’y
perds la mémoire
À l’ombre des oiseaux c’est
l’océan troublé
Puis le beau temps soudain se lève et
tes yeux changent
L’été taille la nue au tablier des
anges
Le ciel n’est jamais bleu comme il
l’est sur les blés
Les vents chassent en vain les
chagrins de l’azur
Tes yeux plus clairs que lui
lorsqu’une larme y luit
Tes yeux rendent jaloux le ciel
d’après la pluie
Le verre n’est jamais si bleu qu’à sa
brisure
Mère des Sept douleurs ô lumière
mouillée
Sept glaives ont percé le prisme des
couleurs
Le jour est plus poignant qui point
entre les pleurs
L’iris troué de noir plus bleu d’être
endeuillé
Tes yeux dans le malheur ouvrent
la double brèche
Par où se reproduit le miracle des
Rois
Lorsque le coeur battant ils virent
tous les trois
Le manteau de Marie accroché dans la
crèche
Une bouche suffit au mois de Mai
des mots
Pour toutes les chansons et pour tous
les hélas
Trop peu d’un firmament pour des
millions d’astres
Il leur fallait tes yeux et leurs
secrets gémeaux
L’enfant accaparé par les belles
images
Écarquille les siens moins
démesurément
Quand tu fais les grands yeux je ne
sais si tu mens
On dirait que l’averse ouvre des
fleurs sauvages
Cachent-ils des éclairs dans cette
lavande où
Des insectes défont leurs amours
violentes
Je suis pris au filet des étoiles
filantes
Comme un marin qui meurt en mer en
plein mois d’août
J’ai retiré ce radium de la
pechblende
Et j’ai brûlé mes doigts à ce feu
défendu
Ô paradis cent fois retrouvé
reperdu
Tes yeux sont mon Pérou ma Golconde
mes Indes
Il advint qu’un beau soir
l’univers se brisa
Sur des récifs que les naufrageurs
enflammèrent
Moi je voyais briller au-dessus de la
mer
Les yeux d’Elsa les yeux d’Elsa les
yeux d’Elsa.
Les yeux d’Elsa, 1942
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