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Les yeux d’Elsa | Poème de Louis Aragon

Publié le 27/05/2018
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Les yeux d’Elsa | Poème de Louis Aragon


Tes yeux sont si profonds qu’en me penchant pour boire 
J’ai vu tous les soleils y venir se mirer 
S’y jeter à mourir tous les désespérés 
Tes yeux sont si profonds que j’y perds la mémoire

À l’ombre des oiseaux c’est l’océan troublé 
Puis le beau temps soudain se lève et tes yeux changent 
L’été taille la nue au tablier des anges 
Le ciel n’est jamais bleu comme il l’est sur les blés

Les vents chassent en vain les chagrins de l’azur 
Tes yeux plus clairs que lui lorsqu’une larme y luit 
Tes yeux rendent jaloux le ciel d’après la pluie 
Le verre n’est jamais si bleu qu’à sa brisure

Mère des Sept douleurs ô lumière mouillée 
Sept glaives ont percé le prisme des couleurs 
Le jour est plus poignant qui point entre les pleurs 
L’iris troué de noir plus bleu d’être endeuillé

Tes yeux dans le malheur ouvrent la double brèche 
Par où se reproduit le miracle des Rois 
Lorsque le coeur battant ils virent tous les trois 
Le manteau de Marie accroché dans la crèche

Une bouche suffit au mois de Mai des mots 
Pour toutes les chansons et pour tous les hélas 
Trop peu d’un firmament pour des millions d’astres 
Il leur fallait tes yeux et leurs secrets gémeaux

L’enfant accaparé par les belles images 
Écarquille les siens moins démesurément 
Quand tu fais les grands yeux je ne sais si tu mens 
On dirait que l’averse ouvre des fleurs sauvages

Cachent-ils des éclairs dans cette lavande où 
Des insectes défont leurs amours violentes 
Je suis pris au filet des étoiles filantes 
Comme un marin qui meurt en mer en plein mois d’août

J’ai retiré ce radium de la pechblende 
Et j’ai brûlé mes doigts à ce feu défendu 
Ô paradis cent fois retrouvé reperdu 
Tes yeux sont mon Pérou ma Golconde mes Indes

Il advint qu’un beau soir l’univers se brisa 
Sur des récifs que les naufrageurs enflammèrent 
Moi je voyais briller au-dessus de la mer 
Les yeux d’Elsa les yeux d’Elsa les yeux d’Elsa.

Les yeux d’Elsa, 1942