La « Cité radieuse », barre d’immeuble, de style brutaliste avec son béton nu sans ornement et ses loggias colorées, située au 280 boulevard Michelet, dans le VIIIe arrondissement de Marseille, est inaugurée le 14 octobre 1952 en présence de son concepteur, l’architecte, urbaniste et théoricien Le Corbusier (Charles-Édouard Jeanneret-Gris, 1887 – 1965), et d’un partisan tenace de sa construction, le ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme Eugène Claudius-Petit (1907 – 1989). La construction de cet édifice monumental (137m de long, 24m de profondeur, 56m de hauteur, 18 niveaux, 9 étages), fruit de cinq ans de travaux, s’inscrit dans la politique d’après-guerre de construction de logements pour répondre à la pénurie (il propose 321 appartements et peut loger jusqu’à 1600 personnes). Claudius-Petit, ami de Le Corbusier, est convaincu que la réponse à la crise du logement doit passer par une construction en série, afin de réduire les coûts en rentabilisant les grues par exemple, et d’améliorer la qualité architecturale des ensembles de barres construits.
La Cité radieuse : une application des théories de Le Corbusier
La Cité radieuse est la première commande publique de Le Corbusier. Elle est autorisée à titre expérimental, sous tutelle de l’État, et prévue comme logement social. C’est comme expérimentation des théories de Le Corbusier appliquées à un habitat collectif important que le bâtiment intéresse.
En effet, Le Corbusier conçoit la « Cité radieuse » comme une innovation modernisatrice. Il présente son œuvre au début de son discours prononcé à l’inauguration comme la « première manifestation […] d’une forme d’habitat moderne« . La Cité radieuse ou, selon ses propres termes, « l’unité d’habitation de grandeur conforme » est l’unité de base d’un projet plus large de transformation rationnelle et radicale, vue par lui comme nécessaire, de la ville. Le développement anarchique de la ville traditionnelle prive l’homme d’un environnement décongestionné, fait d’espace (donc d’air), de nature et de soleil, et d’un cadre de vie hygiénique. Elle est génératrice de désordres sociaux, de misère, d’inégalité. Il est hostile à la banlieue, dévoreuse d’espace, et dépourvue de services communs. Le Corbusier décrivait Paris de manière révélatrice comme un corps au dernier stade d’une maladie mortelle, la circulation entravée, les tissus mourant de leurs propres déchets toxiques.
La vision de Le Corbusier est radicale. Les habitations traditionnelles doivent être rasées et laisser place à des constructions standardisées (d’où le qualificatif « conforme »), faites d’éléments préfabriqués, de matériaux modernes (d’acier et surtout de béton, dont Le Corbusier vante la « splendeur »), reproductibles en masse, à faible coût (ce qui est un avantage à l’après-guerre). Il prône un urbanisme de barres d’immeubles et d’espaces verts, où le lieu de travail (surtout l’industrie, polluante) est nettement séparé du lieu d’habitation. Le Corbusier avait notamment exposé cette ambition provocatrice dans « le plan Voisin » , conçu dans les années 1920 : il y proposait de raser une partie du centre historique de Paris pour y bâtir 24 gratte-ciels.
Le logement doit être une « machine à habiter » , pensée selon de la nature de l’homme, résumé à quatre « fonctions » : se loger, se détendre, circuler et travailler. Cette machine doit avoir des dimensions proportionnée au Modulor, système de mesure imaginé selon l’idéal d’un homme de 1m83 et dont le bras levé atteint 2m26.
L’architecture de la cité radieuse
En bâtissant la Cité radieuse, Le Corbusier tente ainsi d’apporter une réponse aux problèmes qu’il a lui-même énoncés. Les 321 appartements sont des éléments standardisés préfabriqués qui sont comme glissés dans un casier à bouteille fait d’une ossature de poutres et de pilotis. La clé de ce bâtiment est toutefois sa verticalité : elle lui permet de construire un « immeuble-villa », composé d’appartements qui veulent offrir le confort d’une maison entourée d’un jardin.
- La verticalité permet de bâtir de spacieux logements
standardisés en duplex (un quatre
pièces de 98m2 pour 60% des appartements), presque tous traversants (sauf ceux de la façade sud), et dotés du confort moderne alors très rare : eau potable, WC,
salles de bain, buanderie familiale, antenne de TSF, isolation
thermique et phonique, escaliers conçus par Jean Prouvé (1901 –
1984), cuisines, dont les meubles sont dessinés par Charlotte
Perriand (1903 – 1999), équipées de réfrigérateurs, plaques de cuisson, four, hotte d’aspiration,
casseroliers, etc.
Le volume des appartements est aussi standardisé selon les proportions déterminées par le Modulor (hauteur sous plafond de 226 cm, moins que la norme de 250 cm, hauteur de table de 70cm, de chaise de 43cm, de bar de 113cm) tout comme leur organisation (trois parties : entrée, salle commune, cuisine / chambre des parents et salle de bain / chambre des enfants).
- L’élévation du bâtiment permet une meilleure distribution de la lumière, comme l’orientation nord-sud du bâtiment qui offre aux appartements traversants une double exposition au soleil, qui entre par de grandes baies vitrées. Chaque appartement dispose de loggias, où on été installés des brise-soleils, qui laissent passer la lumière en hiver, protègent de la chaleur en été, et permettent de voir la nature, qui « entre » dans le logement.
- Du soleil et du ciel, les habitants peuvent aussi profiter sur le toit-terrasse du bâtiment. On peut y voir la ville et la mer.
- Enfin, la concentration verticale libère de l’espace autour du bâtiment et aère. La Cité radieuse est entourée d’un parc arboré de 3,7 hectares et sa construction sur trente-six pilotis permet les promenades et permet une continuité de la vue.
La Cité radieuse n’est pas seulement un logement vertical, mais c’est aussi, et surtout, une ville verticale. Le Corbusier veut décongestionner la ville, « aménager les logis capables de contenir les habitants des villes, capables surtout de les retenir » (La Ville Radieuse, 1933, cité par Marc Perelman). La verticalité est la solution : « Le gratte-ciel qui a une puissance décongestionnante, doit décongestionner le centre des villes » (1923, source).
Pour ce faire, les logements sont « prolongés » par un panel complet de commerces et services présents dans l’enceinte même du bâtiment, desservis par des « rues intérieures » (des couloirs larges de 3m), auxquelles trois ascenseurs, des « métros verticaux », donnent accès. Nul besoin désormais d’encombrer la ville pour s’y fournir en biens et services. Aux premiers temps du bâtiment, les 3e et 4e « rues » disposaient ainsi d’une boulangerie, d’une boucherie, d’une poissonnerie, d’une épicerie, d’un supermarché, d’une laverie, d’une teinturerie, d’un coiffeur, d’un hôtel-restaurant, d’un bureau de tabac, d’une pharmacie, d’un cabinet médical, d’une crèche, etc. L’entrée, lieu de rencontres, avait son bureau de poste et son kiosque à journaux. Le toit, lui aussi en béton, est, conformément aux « cinq points de l’architecture moderne », une terrasse exploitée : on y trouve un gymnase (qui n’existe plus), une piste de course, une pataugeoire, un solarium, une école maternelle et un théâtre en plein air.
La ville verticale ne s’adapte donc pas seulement à l’ « Homme » : c’est une proposition pour changer la société par la ville. Le Corbusier propose, ex nihilo, une réforme de la façon dont se combinent l’individuel et le collectif. Son souci est de permettre à la famille nucléaire de s’insérer dans le collectif urbain :
Depuis cinquante ans j’étudie le bonhomme « Homme » et sa femme et ses gosses. Une préoccupation m’a agité impérativement: introduire dans le foyer le sens du sacré, faire du foyer le temple de la famille.
La Cité radieuse se veut un paquebot, c’est-à-dire une société auto-suffisante, autonome, qui concentre dans un espace réduit presque toutes les fonctions de la ville. Ses appartements en sont les cabines qui, contrairement à celles d’un navire, proposent deux vues. Le toit-terrasse, d’où l’on peut admirer la vue, et la verdure en forment le pont. Les pilotis la font presque flotter dans l’espace (Emmanuel Choupis).
L’ambition de Le Corbusier se rapprocherait, de ce de point vue, de celle d’un Charles Fourier (1772 – 1837), figure éminente du « socialisme utopique » (tel que baptisé par Marx), qui souhaitait refonder la société après la brèche ouverte par la Révolution française. Fourier proposait la création de phalanstères, bâtiments communautaires d’une société sans classe ni commerce, prévus pour une « phalange » de 1620 personnes, chiffre comparable à la capacité de la Cité radieuse. On peut aussi y voir l’influence du constructivisme soviétique, par le truchement de Moïsseï Ginzbourg (1892 – 1946), concepteur du bâtiment du Narkomfin (1932).
La cité radieuse : un projet critiqué
Le projet corbuséen tend, aux yeux de certains commentateurs (Marc Perelman, Xavier de Jarcy, Olivier Barancy, etc.), à la mise au pas de la société. Le Corbusier est un homme d’ordre (« Là où naît l’ordre, naît le bien-être. »), fasciste ou fasciné par la geste totalitaire, et qui se place dans la posture prométhéenne d’un créateur et guide. Ainsi, la Cité radieuse donnerait l’image d’une dystopie dans laquelle un architecte manipulerait l’espace pour contraindre les habitants à changer leurs habitudes. La réorganisation de la société passerait, avant tout, par la soumission de l’homme à un ordre de type carcéral (il désigne le logement comme une « cellule » ) dont l’autre source de référence du Corbusier, à côté du paquebot, le monastère, donne une bonne idée. En effet, ce ne serait pas, en définitive, Le Corbusier qui adapterait ses constructions à l’Homme, mais à l’Homme de se discipliner pour s’adapter aux théories sociales de l’architecte en vue de son bonheur. Un Homme qui est d’ailleurs un homme sans grand « h », un homme, pas une femme, idéalisé et fictif, celui du Modulor (véritable symbole corbuséen, et gravé dans le béton au pied de l’immeuble), auquel l’ « homme ordinaire », moins grand et moins athlétique, devrait s’assimiler. Sa vie est réduite à de simples fonctions (se loger, se détendre, circuler et travailler) et ses besoins réduits à l’espace, au soleil et à la verdure.
La méthode de l’architecte témoignerait de sa volonté de conformer l’homme à l’habitation qu’il a conçu, de lui apprendre la bonne façon d’habiter. Le Corbusier veut influencer les comportements : il ne prévoit qu’un hall d’entrée pour cet immeuble gigantesque, pour « forcer » les rencontres ; il maintient les « rues » (couloirs) dans l’obscurité, sauf les sorties d’ascenseur, pour y empêcher les conversations, afin de ne pas déranger les voisins ; il veut décourager les circulations « inutiles » (surtout celles des ménagères) en concentrant espaces commerciaux et de détente dans la Cité ; il ne prévoit pas que les locataires y apportent leurs meubles personnels, puisque tout est déjà prévu ; il entoure le toit-terrasse d’un mur à hauteur des yeux, pour restreindre la vue à l’horizon ; etc.
De surcroît, la Cité radieuse, du fait même du projet qu’elle porte, se place en contradiction totale avec son environnement : c’est une construction « hors sol » (littéralement et métaphoriquement) qui n’évoque Marseille ni par son style, ni par son insertion dans la ville (son orientation et sa verticalité jurent avec le reste du boulevard Michelet). Les Marseillais ne s’y sont pas trompés en la surnommant « la maison du Fada » (du fou). De son lieu, elle ne retient que la matière brute : montagne, mer et soleil. On trouve d’ailleurs d’autres exemplaires de « cités radieuses », identiques ou presque, à des endroits bien différents : à Rezé près de Nantes (Loire-Atlantique, 1955), à Berlin (1957), à Briey près de Metz (Meurthe-et-Moselle, 1961) et surtout à Firminy (Loire, 1966). Claudius-Petit est le maire de cette dernière ville de 1953 à 1971, et confie à son ami Le Corbusier de grands chantiers dans la ville.
À l’épreuve de la réalité
L’idée de « ville-verticale » n’a en tout cas pas résisté à l’épreuve de la réalité. Les commerces et services ont rapidement fui : il ne reste plus aujourd’hui qu’une boulangerie/épicerie, un hôtel-restaurant (coûteux) et une librairie (consacrée à l’architecture), même si l’association des habitants maintient des éléments d’une vie communautaire (des clubs). Destiné au logement social, la Cité radieuse est transformée en copropriété en 1954 et loge, aujourd’hui, une population de cadres et professions libérales (environ 1000 habitants), sensible à l’intention de l’architecte, et à un style qui s’écarte des canons du « mainstream » (malgré des problèmes de chauffage, de ventilation, et une mauvaise résistance aux incendies). De manière symbolique, le gymnase du toit, désaffecté, a été transformé en « lieu de création artistique » et salle d’exposition en 2013, le Mamo (Marseille Modulor) à l’initiative du designer Ora-ïto. La présence de la nature est, elle, préservée, même si l’espace autour des pilotis est un grand parking.
Malgré les contestations et les échecs, l’édifice de Le Corbusier est désormais reconnu comme une contribution remarquable au patrimoine de la France et de l’humanité. La Cité radieuse a été classée aux monuments historiques en 1986 et 1995, et inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO en 2016.
À lire
- Olivier Barancy, Misère de l’espace moderne
- Robert Fishman, L’utopie urbaine au 20e siècle: Ebenezer Howard, Frank Lloyd Wright, Le …
- Deborah Gans, The Le Corbusier Guide
- Formes urbaines de l’îlot à la barre
- Marc Perelman, Le fascisme architectural de Le Corbusier
- Christian de Portzamparc, Inauguration de la Cité radieuse de Le Corbusier
- Jacques Sbriglio, Le Corbusier: L’Unité d’habitation de Marseille
- Jean-Marc Stébé, Le Logement social en France
- Journal des anthropologues, Penser le 6e sens, Entretien avec Emmanuel Choupis, réalisé par Catherine Deschamps
- Cité de l’architecture, La Cité radieuse
bonjour , merci pour ce bon article:
j’aurais aimé enregistrer une copie afin de l’utiliser ds un club du Bel Age à Marseille, que j’anime une apres-midi;
avez-vous un lien pour cela?
MERCI DE R2PONDRE
Il faut le copier/coller et l’arranger ensuite !
Certain architectes, avec qui j’ai travaillé, concernaient nos lotissements comme des « camps de concentration ». L’humanité, et la vie sociale a de la peine à y durer… Des gens qui ont passé leur jeunesse dans « la maison du fada » avaient demandé, adultes, à leurs parents de ne pas vendre cet appartement… L’individualisme actuel contribue sans doute au suicide, accidents de la route ?…
« confie à son ami Le Corbusier de grands chantiers de rénovation de la ville »…Euh ce n’est pas tout à fait exact. C’est Charles Delfante avec M. Roux et A. Sive qui élaborent le plan d’urbanisme de ‘Firminy vert’ et y élèvent qq immeubles. Le Corbu vient y édifier une cité radieuse (1968), une maison de la culture (1965), une piscine (1971) enfin une église dessinée en 1964 qui a enfin était achevée il y a qq années
Je remplace « de grands chantiers de rénovation » par « de grands chantiers ».
Merci pour ce beau travail. Toutefois on aurait peut-être pu parler de sa relation avec Charlotte Perriand et sa récupération de son travail
Crest un bon article, j’ai bien aimé le lire !
merci !
Je suis d’accord avec le commentaire de Lucas M , cet éclairage sur le formatage des populations est très instructif.
C’est une « barre » certes mais la comparer avec les autres « barres » construites à l’époque et à sa suite montre bien qu’il était un architecte génial. La preuve, on se bat pour y habiter alors que les immeubles-villes ne font plus rêver.
Merci beaucoup pour cet article qui a dû vous demander beaucoup de travail !
Très bel article ! Bravo !
(Toute la thématique sur l’empêchement du mouvement ou du libre-choix de l’habitant est particulièrement passionnant !)
merci !
Est ce qu’il est devenu un exemple à suivre dans le reste du monde ce village de béton?
Merci pour cet article qui se distingue de certains autres que nous pouvons lire sur le sujet. Bon dimanche