La notion de « cercle de la raison » est associée à l’essayiste français Alain Minc (né en 1949). L’émission L’Heure de vérité du 6 novembre 1994 lui donne l’occasion de définir ce qu’il nomme « le cercle du réel et du possible« , expression empruntée à l’économiste Alain Touraine (né en 1925), consulté par Minc pour la rédaction d’un rapport de la même année rédigé à la demande du Premier ministre Édouard Balladur, La France de l’an 2000 (Commissariat général du Plan).
[Le cercle du réel et du possible est] le cadre dans lequel se déroulera la prochaine présidentielle [celle de 1995]. C’est à l’intérieur de ce cercle du réel et du possible qu’un vrai débat démocratique doit s’instaurer. C’est comme cela que les choses se passent à l’étranger. Vous croyez qu’aux dernières élections allemandes, messieurs Scharping et Kohl ne s’inscrivaient pas dans le cercle du réel et du possible ? Dans les démocraties accomplies, point n’est besoin de spécifier ce cercle parce que chacun l’a en tête. C’est vrai que dans la France telle qu’elle est, avec ses relents populistes, son jeu social relativement déstructuré, ses forces politiques très particulières, le cercle du réel et du possible n’est pas en effet l’apanage de 90% de la sphère politique. Eh bien, nous apportons notre modeste contribution pour le cadrer.
Le rapport La France de l’an 2000 offre selon Alain Minc un « banc d’essai pour les programmes » de la présidentielle de 1995 dont les critères sont :
1. la cohérence : une pensée sur la société doit être cohérente ;
2. tenir compte de la réalité ;
3. ne pas céder à ce fantasme français de croire qu’on peut réécrire le monde. La France est un pays qui est un peu le petit prince de Saint-Exupéry, elle croit dicter le sort des étoiles.
Un des journalistes, Jean-Marie Colombani, demande alors à Alain Minc s’il ne restreint par le champ des possibles.
Je pense profondément que l’alternance ne peut se poser qu’à l’intérieur du champ de la réalité, et que quand on y nie le champ de la réalité, on invente une alternance qui se termine dans le mur.
En 1983 on a frôlé le mur, et puis on est revenu dans le champ de la réalité [1983 fait référence au « tournant de la rigueur », après deux années pendant lesquelles le pouvoir socialiste est intervenu massivement dans l’économie ].
Et donc un pays mûr est un pays où l’alternance ne peut se passer que dans le cercle du possible.
Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas des divergences, elles peuvent être très fortes, sur la fiscalité, les efforts collectifs, la redistribution.
Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas des perspectives, et des perspectives positives, en termes de temps de travail, en terme d’évolutions.
Il ne faut pas assimiler le champ du possible et d’une certaine façon la restriction ou l’ascèse.
Le cercle de la raison : la pensée unique ?
En d’autres termes, l’idée de « cercle de la raison » ou « le cercle du réel et du possible » n’implique pas forcément que seuls les partis prônant l’austérité budgétaire (la limitation par l’État de ses dépenses) soient des candidats au pouvoir viables (ce qui la distingue peut-être du TINA, There is no alternative, de Margaret Thatcher). Ce n’est pas la « pensée unique » pour Minc :
Quand Alain Touraine a dit, de notre rapport, » c’est le cercle de la raison « , cela n’a rien à voir avec la pensée unique. Un exemple. A l’intérieur du » cercle de la raison « , chacun convient que le coût du travail non qualifié est un frein majeur à l’emploi. A partir de là, trois solutions sont possibles qui sont idéologiquement très différentes: baisse du SMIC; effort massif de réduction des charges financé par deux ou trois points de CSG, ou allègement à la mesure de ce que la société tolère comme redistribution. C’est tout sauf de la pensée unique.
Interview pour Les Échos, 6 avril 1995
Mais seuls se trouvent dans ce cercle les programmes qui se posent « à l’intérieur du champ de la réalité », c’est-à-dire ceux qui ne cherchent pas à faire plier l’économie sous la volonté de l’État, ceux qui ne s’opposent pas aux marchés, ceux qui acceptent le fait de la mondialisation libérale. Alain Minc attaque ici l’idée selon laquelle l’État peut tout, que la politique peut « changer la vie » (selon le titre du programme du parti socialiste de 1972), sans prendre en compte l’environnement contraint dans lequel une économie se déploie. Ces projets-là proposeraient une alternance qui « nie le champ de la réalité » et « qui se termine dans le mur ». Ils seraient tout simplement irrationnels, irréalistes, inapplicables, hors du champ de la politique possible et, comme tels, nuls et avenus.
Dans un entretien avec Marcel Gauchet pour le numéro de mars 1995 de la revue Le Débat , Alain Minc revient sur l’idée de cercle de raison :
[…] Alain Touraine a bien résumé le problème à propos des travaux de la Commission sur la France de l’an 2000 : nous avons défini le cercle de la raison. Les vrais joueurs s’inscrivent dedans. Mais à l’intérieur du cercle de la raison, vous pouvez avoir des politiques très différentes. Une fois, par exemple, que vous avez admis que le coût du travail non qualifié est probablement, en France, l’un des principaux handicaps à l’emploi, vous pouvez dire : pour réduire le coût du travail non qualifié, il faut supprimer le S.M.I.C. Ou vous pouvez dire : la suppression du S.M.I.C. est impensable du point de vue de la cohésion sociale ; aussi, pour réduire le coût du travail non qualifié, faisons payer l’abaissement des charges sociales par le reste de la population. Vous avez une option hyper-libérale, et une option hyper-sociale-démocrate à l’intérieure du même cercle de la raison. Cela n’interdit pas le débat politique, et cela n’empêche pas le peuple de trancher. Le problème du débat français, c’est qu’il porte sur l’existence du cercle lui-même. Mais nous sommes les seuls au monde à raisonne de la sorte ! Ou plutôt seuls les peuples latins réagissent de la sorte. Vous devez savoir mieux que moi comment la catholicité conduit à l’irrationalité.
Si la genèse de la formule est peut-être plus ancienne, l’idée entre véritablement dans le dictionnaire du débat public, ou, du moins, commence-t-elle à intéresser les éditorialistes, à la veille de la présidentielle de 1995. A. Minc, qui se définit comme un libéral de gauche, préfère Balladur (« l’un des candidats de la raison, comme l’auraient été Raymond Barre et Jacques Delors »). Lionel Jospin, selon lui, s’approchait du cercle, mais pas Chirac. Ce dernier a été, comme on le sait, élu.
PHILIPPE TUGAS: Il est clair qu’il n’y a pas de politique réaliste en dehors du « cercle de la raison » qu’incarnaient Barre, Delors et Balladur. Jospin n’en est pas loin. Chirac en est à des années-lumière. Vous avez choisi Balladur…
Alain Minc : Je voterai Balladur. Mais je comprends le vote Jospin. Ou les votes protestataires. Parce qu’une présidence Chirac, c’est la promesse de deux mois de fête suivis de vingt-quatre mois de rigueur. Comme en 1981. A cette différence près qu’à cette époque la France était moins endettée.
Sud Ouest, 20 avril 1995, La Balle au bond
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