« Le temps de cerveau humain disponible » : cette formule de Patrick Le Lay (1942 – 2020), dirigeant du groupe TF1 de 1988 à 2008, vient d’une interview présentée dans le livre Les Dirigeants face au changement (2004, rapporté dans AFP 9 juillet 2004, Le Lay: le métier de TF1 « c’est d’aider Coca-Cola à vendre son produit » ), dans lequel il explique la réalité de son métier :
Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dans une perspective business, soyons réalistes : à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit. Or, pour qu’un message publicitaire soit perçu,il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible.
Rien n’est plus difficile que d’obtenir cette disponibilité. C’est là que se trouve le changement permanent. Il faut chercher en permanence les programmes qui marchent, suivre les modes, surfer sur les tendances dans un contexte où l’information s’accélère, se multiplie et se banalise.
La télévision, c’est une activité sans mémoire. Si l’on compare cette industrie à celle de l’automobile, par exemple, pour un constructeur d’autos, le processus de création est bien plus lent ; et si son véhicule est un succès, il aura au moins le loisir de le savourer. Nous, nous n’en aurons même pas le temps !
Tout se joue chaque jour, sur les chiffres d’audience. Nous sommes le seul produit au monde où l’on « connaît » ses clients à la seconde, après un délai de 24 heures.
« le temps de cerveau humain disponible » : analyse
En d’autres termes, la télévision cherche avant tout à capter une ressource, l’attention des téléspectateurs, par des émissions, afin de la rendre disponible aux publicités. La chaîne tv privée en tire l’essentiel de ses revenus. L’attention du téléspectateur, volatile, serait fixée sur l’écran par les émissions qu’il regarde, afin de lui présenter de manière effective les messages publicitaires. Si cette déclaration a fait scandale, il est en définitive difficile de lui reprocher sa sincérité. Patrick Le Lay présente crûment le fonctionnement d’un business singulier, la télévision privée sans abonnement, dont la vocation est de capter le maximum d’audience pour maximiser le public de la publicité. La télévision privée marchandise l’attention captée du téléspectateur, mais il n’est pas a priori à exclure que cette marchandisation se fasse avec le consentement partiel du téléspectateur, ou grâce à son désintérêt pour cette question. La marchandisation de l’attention est le prix du divertissement.
Patrick Le Lay a reconnu dans une interview donnée à Télérama en septembre 2004 que sa formule était « un peu caricaturale et étroite » et regrette le scandale suscité, mais la reformulation qu’il propose, plus « politiquement correcte », modère seulement l’expression de l’idée, la rend plus obscure, sans en changer le fond :
Le métier de TF1, c’est l’information et le programme (fiction, divertissement, sport, magazines de découverte). Nous sommes une grande chaîne populaire et familiale dont l’objectif est de plaire à un maximum de gens pour réaliser un maximum d’audience. Nous y réussissons d’ailleurs plutôt bien, puisque depuis quinze ans, chaque année, nous enregistrons entre 92 et 97 des 100 meilleures audiences. Evidemment, nous sommes une chaîne commerciale. Nous vivons de la publicité, mais ce sont nos clients qui mettent au point les spots que nous diffusons. En réalité, que vendons-nous réellement à nos clients ? Du temps d’antenne. La loi nous autorise à en vendre 10 %, avec un maximum de douze minutes de publicité par heure.
RAS