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Arrêt GISTI du Conseil d’État du 8 décembre 1978

Publié le 09/01/2021 (m.à.j* le 21/12/2024)
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Le Conseil d’État (CE), juge suprême en France du droit administratif, le droit de l’État, qui tranche les litiges entre les particuliers et les personnes publiques, décide, par un arrêt rendu le 8 décembre 1978, d’annuler un décret du 10 novembre 1977 pris par le Premier ministre d’alors, Raymond Barre (1976 – 1981), qui restreignait les conditions d’entrée et de séjour des familles immédiates (conjoints et enfants de moins de 18 ans par la procédure de regroupement familial) des étrangers autorisés à résider en France, en suspendant le régime institué par un précédent décret, celui du 29 avril 1976.

Le décret du 29 avril 1976 permettait le séjour en France des membres de la famille immédiate, conjoint ou enfants de moins de 18 ans, d’un ressortissant étranger bénéficiant d’un titre de séjour (procédure de regroupement familial), en ne leur restreignant l’accès au territoire ou l’octroi d’un titre de séjour que pour les motifs suivants : 

  • L’étranger concerné ne justifie pas d’une année de résidence en France en situation régulière ou ne dispose pas de ressources stables, suffisantes pour subvenir aux besoins de sa famille ;
  • les conditions de logement que l’étranger se propose d’assurer à sa famille, et dont il doit justifier, sont inadaptées ;
  • les résultats du contrôle médical auquel doivent se soumettre le ou les membres de la famille font apparaître qu’ils sont atteints de maladies ou d’infirmités pouvant mettre en danger la santé publique, l’ordre public ou la sécurité publique ;
  • la présence du ou des membres de la famille sur le territoire français se heurte à des considérations tirées de l’ordre public ;
  • la venue en France du ou des membres de la famille n’a pas pour motif le regroupement familial.

Cependant, à la recherche de solution pour faire baisser le chômage (plus d’un million d’inscrits à l’Agence nationale pour l’emploi, l’année 1977 est une année de reprise du chômage), ou désirant montrer à l’opinion publique l’activité du gouvernement sur cette question, le Premier ministre suspend pour trois ans, par décret, le 10 novembre 1977, les dispositions du décret du 29 avril 1976, sauf pour les membres de la famille ne demandant pas un emploi.

L’admission en France, dans les conditions prévues par le décret n° 76-383 du 29 avril 1976 relatif aux conditions d’entrée et de séjour en France des membres des familles des étrangers autorisés à résider en France, du conjoint et des enfants de moins de dix-huit ans d’un ressortissant étranger bénéficiant d’un titre de séjour est suspendue pour une période de trois ans à compter de la publication du présent décret.

Les dispositions de ce décret restent applicables pour le droit au séjour familial, c’est-à-dire pour tous les membres de la famille qui ne demandent pas l’accès au marché de l’emploi.

Voir ici

Le Groupe d’information et de soutien des travailleurs immigrés (GISTI, devenu Groupe d’information et de soutien des immigrés) et deux syndicats, la Confédération générale du travail (CGT) et la Confédération française démocratique du travail (CFDT), forment, contre le décret du 10 novembre 1977, un recours pour excès de pouvoir auprès du Conseil d’État, compétent en premier ressort. Le recours pour excès de pouvoir permet au juge administratif d’annuler le décret s’il est illégal, ou de le valider. Ces trois organisations attaquent donc le décret.

 

Gisti 1978 : le droit de mener une vie familiale normale, nouveau principe général du droit

Dans sa décision du 8 décembre 1978, le CE donne raison aux requérants et juge illégal le décret du 10 novembre 1977, l’annulant par là, au motif que le gouvernement « ne peut interdire par voie de mesure générale l’occupation d’un emploi par les membres des familles des ressortissants étrangers ».

Le texte de la décision

Vu sous le n. 10097 la requête sommaire et le mémoire ampliatif présentés par le Groupe d’information et de soutien des travailleurs immigrés, dont le siège est …, agissant poursuites et diligences de son président en exercice le sieur X…, ladite requête et ledit mémoire enregistrés au secrétariat du Contentieux du Conseil d’Etat le 21 novembre et le 19 décembre 1977 et tendant à ce qu’il plaise au Conseil annuler pour excès de pouvoir un décret en date du 10 novembre 1977 qui a provisoirement suspendu l’application des dispositions du décret du 29 avril 1976 relatif aux conditions d’entrée et de séjour en France des membres des familles des étrangers autorisés à résider en France ;

Vu sous le n. 10677 la requête formée pour la Confédération française démocratique du travail dont le siège est … , ladite requête enregistrée au secrétariat du Contentieux du Conseil d’Etat et tendant à ce qu’il plaise au Conseil annuler pour excès de pouvoir un décret du 10 novembre 1977 suspendant provisoirement l’application du décret du 29 avril 1976 ;

Vu sous le n. 10679 la requête sommaire et le mémoire ampliatif présentés pour la Confédération générale du travail, dont le siège est …, ladite requête et ledit mémoire enregistrés au secrétariat du Contentieux du Conseil d’Etat le 11 janvier et le 15 mars 1978 et tendant à ce qu’il plaise au Conseil annuler pour excès de pouvoir le décret du 10 novembre 1977 suspendant l’application du décret du 29 avril 1976. Vu le décret du 29 avril 1976 ; Vu la constitution de la République Française ; Vu le Code du Travail ; Vu l’ordonnance du 31 juillet 1945 et le décret du 30 septembre 1953 ; Vu la loi du 30 décembre 1977 ;

Considérant que les requêtes du Groupe d’information et de soutien des travailleurs immigrés, de la Confédération française démocratique du travail et de la Confédération générale du travail sont dirigées contre le décret du 10 novembre 1977 ; qu’il y a lieu de les joindre pour qu’elles fassent l’objet d’une même décision ;

Sur la recevabilité des requêtes : Considérant que la défense des intérêts matériels et moraux des travailleurs étrangers répond à l’objet de l’association et des organisations syndicales requérantes ; qu’ainsi le ministre du Travail et de la participation n’est pas fondé à soutenir que les requérants ne justifient pas d’un intérêt suffisant pour demander l’annulation du décret attaqué ;

Sur la légalité du décret attaqué : Sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens des requêtes : Considérant que le décret du 29 avril 1976, relatif aux conditions d’entrée et de séjour en France des membres des familles des étrangers autorisés à résider en France, détermine limitativement, et sous réserve des engagements internationaux de la France, les motifs pour lesquels l’accès au territoire français ou l’octroi d’un titre de séjour peut être refusé au conjoint et aux enfants de moins de 18 ans d’un ressortissant étranger bénéficiant d’un titre de séjour qui veulent s’établir auprès de ce dernier. Que le décret attaqué du 10 novembre 1977 suspend, pour une période de trois ans, les admissions en France visées par ces dispositions mais précise que les dispositions du décret du 29 avril 1976 demeurent applicables aux membres de la famille qui ne demandent pas l’accès au marché de l’emploi ; que le décret attaqué a ainsi pour effet d’interdire l’accès du territoire français aux membres de la famille d’un ressortissant étranger titulaire d’un titre de séjour à moins qu’ils ne renoncent à occuper un emploi ;

Considérant qu’il résulte des principes généraux du droit et, notamment, du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 auquel se réfère la Constitution du 4 octobre 1958 que les étrangers résidant régulièrement en France ont, comme les nationaux, le droit de mener une vie familiale normale ; que ce droit comporte, en particulier, la faculté pour ces étrangers, de faire venir auprès d’eux leur conjoint et leurs enfants mineurs ; que, s’il appartient au Gouvernement, sous le contrôle du juge de l’excès de pouvoir, et sous réserve des engagements internationaux de la France de définir les conditions d’exercice de ce droit pour en concilier le principe avec les nécessités tenant à l’ordre public et à la protection sociale des étrangers et de leur famille, ledit gouvernement ne peut interdire par voie de mesure générale l’occupation d’un emploi par les membres des familles des ressortissants étrangers ; que le décret attaqué est ainsi illégal et doit, en conséquence, être annulé ;

DECIDE : Article 1er – Le décret du 10 novembre 1977 est annulé.

 

Éclairage

Le CE considère le décret du 10 novembre 1977 comme illégal car, par les restrictions trop générales qu’il institue, il entrave la faculté des étrangers à faire venir auprès d’eux leur conjoint et leurs enfants mineurs, c’est-à-dire le regroupement familial. Cette entrave méconnaît un droit qu’ont les nationaux comme les étrangers, le « droit de mener une vie familiale normale ».

Le « droit de mener une vie familiale normale » est un principe général du droit, c’est-à-dire un droit non-écrit (il ne figure par dans les textes), et considéré comme préexistant aux dispositions écrites, que le juge (ici le Conseil d’État) « dégage » (« révèle » ou « créer ») à l’occasion d’une décision. Un principe général du droit s’impose à l’administration (et donc au gouvernement), qui ne peut le méconnaître. La décision du 8 décembre 1978 a donc été l’occasion de dégager ce nouveau principe général du droit.

Toutefois, le CE n’a pas ici dégagé le droit de mener une vie familiale normale ex nihilo. Ce droit s’impose à l’administration, et permet de juger la légalité d’un décret, car il est tiré de plusieurs textes à valeur juridique supérieure : la législation familiale française, la Charte sociale européenne, etc., mais surtout de la Constitution, auxquels les décrets doivent se conformer. Le droit de mener une vie familiale normale a ainsi une source constitutionnelle, le préambule de la constitution du 27 octobre 1946 (la constitution de la IVe République), qui n’est pas présent in extenso dans la constitution en vigueur (la constitution du 4 octobre 1958, celle de la Ve République), mais qui est mentionné au premier paragraphe de son préambule.

La source constitutionnelle en question qui fonde, entre autres, le droit de mener une vie familiale normale selon le Conseil d’État est le principe proclamé par le préambule de la constitution du 27 octobre 1946 comme particulièrement nécessaire à notre temps selon lequel :

La Nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement.

 

Un travail d’interprétation

Le Conseil d’État a ainsi tiré un droit nouveau à partir d’un texte, que les requérants avaient fait valoir, mais qui ne le formulait pas explicitement. Il est allé plus loin que les textes. Il a interprété l’esprit de la Constitution.

Les conclusions de Philippe Dondoux, le commissaire du gouvernement d’alors, magistrat chargé de fournir une analyse juridique sur la question à juger, éclairent cette interprétation. Selon lui, le principe proclamé par le préambule de 1946 dit que:

pour que l’individu se développe, il faut qu’il puisse créer une famille ; et pour que la famille, une fois constituée puisse elle-même se développer, il faut que rien n’entrave son évolution et notamment qu’elle ne soit pas artificiellement séparée

L’individu en question est par ailleurs, selon le commissaire, un national ou un étranger, car le préambule a une portée large :

fidèle à une tradition qui conduisait en son temps à déclarer solennellement les droits de l’homme et pas seulement ceux du citoyen, il proclame des principes qui, quant à leur bénéficiaires dépassent en général le cadre de nos frontières.

Le décret du 10 novembre 1977 méconnaît donc, selon le Conseil d’État, le droit de mener une vie familiale normale aux étrangers car, en interdisant à la famille immédiate d’un étranger bénéficiant d’un titre de séjour de trouver un travail en France, le gouvernement prend une mesure excessive qui entrave la possibilité pour la famille étrangère d’exister et de se développer. Suspendre le « droit au séjour » (selon la formule du commissaire du gouvernement) institué par les mesures « très libérales » (commissaire du gouvernement) du décret du 26 avril 1976 était trop général, et allait jusqu’à méconnaître un droit.

 

Une portée toutefois limitée de l’arrêt Gisti 1978

Bien que le Conseil d’État protège ici le « droit au séjour » en France, ou le « droit au regroupement familial » (Bernard Stirn) de la famille immédiate des étrangers bénéficiant d’un titre de séjour, en consacrant l’existence du « droit de mener une vie familiale normale », il ne faut pas pour autant exagérer la portée de cette décision, qui n’empêche pas le gouvernement de définir l’exercice de ce droit pour le concilier, comme le précise l’arrêt, « avec les nécessités tenant à l’ordre public et à la protection sociale des étrangers et de leur famille ». En d’autres termes, si le gouvernement ne peut interdire le regroupement familial, il peut le restreindre en imposant des conditions. 

Au demeurant, le commissaire du gouvernement a mis en avant, dans les observations terminant ses conclusions, la portée avant tout « symbolique, presque déclarative » du décret du 10 novembre 1977 : 96% des étrangers étaient couverts, à cette époque, par un régime conventionnel (la procédure suspendue par le décret ne concernait que 4% des étrangers, les autres suivants un régime qui y dérogeait). Il note en outre la faible influence du regroupement familial sur le marché de l’emploi.

 

L’arrêt « maîtrise de l’immigration » du Conseil constitutionnel

Le Conseil constitutionnel, chargé notamment du contrôle de la constitutionnalité des lois, a consacré la valeur constitutionnelle du droit de mener une vie familiale dans sa décision « maîtrise de l’immigration » du 13 août 1993.

 

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