La dynastie safavide, qui a régné en Iran de 1500 à 1722 est souvent présentée, à juste titre, comme fondatrice de l’Iran moderne. Après une ère médiévale très agitée, qui a vu de nombreux empires glorieux mais souvent éphémères se succéder sur le territoire allant de l’Afghanistan actuel aux montagnes du Zagros et du Caucase, les Safavides ont en effet stabilisé l’espace iranien durant plus de deux siècles. Surtout, la conversion du pays à l’islam chiite duodécimain, aujourd’hui au cœur de son identité nationale, date de cette époque. Ajoutons à cela la richesse culturelle de la Perse safavide, dont les plus beaux monuments, qui ornent encore les rues et les places d’Ispahan, ont inspiré de nombreux artistes islamiques au-delà des frontières de l’Empire.
Pourtant, malgré sa gloire et la place importante qu’elle tient dans l’historiographie officielle iranienne, l’héritage de cette dynastie issue des bords de la mer Caspienne mérite d’être revisité. Bien qu’elle ait marqué de son empreinte la culture du Moyen-Orient et de l’Asie centrale, elle a aussi connu de nombreux échecs dans ses entreprises, notamment contre ses ennemis ottomans. En outre, la richesse culturelle de l’Iran de l’époque ne doit pas faire illusion : faiblement peuplé et mal irrigué, le plateau iranien est alors plongé dans un certain marasme économique qui contraste avec la prospérité de l’Inde moghole. Enfin, pour fondatrice qu’elle soit, la conversion de l’Iran au chiisme ne s’est pas fait sans douleur ou violence. À cet égard, la glorification sans doute excessive des Safavides doit être analysée au regard d’une volonté de légitimation du caractère chiite de l’Iran.
Les origines religieuses des Safavides
Les Safavides, un confrérie religieuse
C’est au XIIIe siècle que le Kurde Safi al-Din Ardabili fonde l’ordre Safavieh, confrérie mystique musulmane. Comme son nom l’indique, le religieux s’est établi dans la ville d’Ardabil sur les bords de la mer, et il acquiert rapidement une grande influence dans une large zone comprenant le nord-ouest de l’Iran actuel et une partie de l’Azerbaïdjan. Ses descendants parviennent à faire fructifier cet héritage et à faire croître leur influence, en s’attirant notamment les faveurs du puissant conquérant Tamerlan, au début du XVe siècle. L’ordre Safavieh, à cette époque, se réclame encore du chafisme, une école juridique de l’islam sunnite, et ne se distingue pas par son radicalisme.
La conversion des Safavides au chiisme duodécismain
C’est sous la direction du Cheikh Junayd, à partir de 1447, qu’il devient fortement militant, aspirant à jouer un rôle politique au moment où la désintégration de l’Empire timouride créé un vide de l’Asie mineure aux marges de l’Afghanistan, où s’affrontent de nombreuses tribus d’origine turque ou mongole. À ce titre, l’émergence des empires ottoman (jusqu’alors plutôt centré sur l’Europe), safavide et moghol se produit dans un même contexte de fragmentation extrême du Moyen-Orient et de l’Asie centrale. Cependant, c’est surtout le fils de Junayd, Haydar, qui fait prendre un tournant majeur à la confrérie en se convertissant au chiisme duodécimain.
Il s’agit d’un événement majeur. En effet, malgré leurs lointaines origines kurdes, les Safavides sont en réalité très largement issus de l’univers des guerriers nomades turcs qui dominent alors la majeure partie du monde musulman, notamment en Asie. Or, les Turcs ont toujours fait office de farouches défenseurs de l’orthodoxie sunnite. L’adoption d’une nouvelle confession, historiquement marginalisée, par les Safavides signe leur volonté de se distinguer des autres tribus. Il s’agit surtout pour Haydar de susciter un nouveau messianisme afin d’attiser le fanatisme de ses partisans, les qizilbashs.
La montée en puissance des Safavides sous Chah Ismaël
Les Safavides, une dynastie turque
Le contexte est favorable à l’émergence d’une nouvelle puissance en Anatolie et sur le plateau iranien. Ces deux espaces sont en effet dominés par des tribus nomades turques qui voient avec anxiété les Ottomans s’étendre. En effet, bien que Turcs, ces derniers sont sédentaires et paraissent de plus en plus engagés dans l’établissement d’une idéologie impériale s’inspirant aussi bien des califats musulmans de jadis que de l’Empire byzantin. Le fils de Cheikh Haydar, Ismaël, a pour ambition, à l’inverse, de se constituer un Empire nomade plus conforme aux vues traditionnelles des peuples turcs. À cet égard, l’idée très répandu selon laquelle les Safavides seraient la première grande dynastie d’origine iranienne depuis les Samanides (Xe siècle) ne doit pas faire illusion. Par son mode de vie, ses croyances et ses aspirations, Ismaël participe pleinement de la culture turque de son temps qui, il est vrai, emprunte beaucoup aux traditions persanes synonymes de raffinement.
Le début de la conquête
Après avoir pris une large partie de l’Azerbaïdjan actuel, le chef safavide envahit l’Iran par le nord-ouest et entre à Tabriz dont il fait sa capitale. Il se proclame alors Chah (roi) et poursuit sa progression vers l’Est. En 1503 et 1504, le plateau iranien et une part du Khorasan (Afghanistan) sont conquis par ses troupes. Il se tourne ensuite vers l’Ouest, prenant Diyarbakir (actuel Kurdistan turc) en 1507 et Bagdad, plus au Sud, l’année suivante. Les souverains du Sud de l’Iran se rallient alors à lui et deviennent ses vassaux. Le conquérant safavide paraît irrésistible. L’expansion de ce nouvel Empire, chiite de surcroît, ne peut qu’inquiéter les Ottomans dont le contrôle sur l’Anatolie reste encore très précaire. En 1511, les Turkmènes des montagnes du Taurus, favorables aux Safavides, se soulèvent sous le commandement de Sahkulu. La révolte est rapidement défaite, mais la colère semble gronder chez de nombreux Turcs d’Anatolie qui pourraient se soulever massivement contre la dynastie ottomane.
La défaite contre les Ottomans : des frontières durables se dessinent
Sultan guerrier ayant conquis le pouvoir les armes à la main, l’Ottoman Selim Ier ne peut tolérer plus longtemps l’avancée de Chah Ismaël. Il mobilise son armée et se met en marche vers l’Orient. Le choc se produit en 1514 à Tchaldiran dans la province de Van, encore aujourd’hui à la frontière entre la Turquie et l’Iran. Si les qizilbashs safavides font preuve d’un véritable fanatisme dans leurs assauts contre les positions ottomanes, ils ne peuvent vaincre face à la puissance de feu redoutable de leurs ennemis. Leur défaite est totale et elle scelle le destin de l’Anatolie orientale. Celle-ci demeurera sous contrôle ottoman, les Safavides étant brutalement repoussés vers l’Est. Heureusement pour Ismaël, son ennemi mortel Selim consacre les années suivantes à la conquête de l’Empire mamelouk au Levant et en Égypte, lui laissant le temps de consolider son pouvoir en Iran. Le souverain safavide, dont le goût pour la boisson est notoire, semble toutefois tomber dans une sorte de léthargie qui lui fait abandonner son ancienne ardeur guerrière.
Chah Tahmasp et la consolidation de l’Empire
L’avènement de Tahmasp
Au moment où Chah Ismaël meurt en 1524, la survie de l’Empire safavide est loin d’être assurée. Davantage conquérant qu’administrateur, le premier sultan de la dynastie n’a pas bâti d’institutions capables d’assurer son contrôle sur l’immense territoire qu’il a acquis. En outre, suite à la terrible défaite de Tchaldiran, sa légitimité est affaiblie, tandis que les qizilbashs se montrent de plus en plus indépendants. C’est donc d’un État fragile et peut-être trop étendu dont le fils du Chah, Tahmasp, alors âgé de dix ans, hérite.
De fait, jusqu’en 1533, le jeune souverain doit composer avec des qizilbashs qui entendent le manipuler. Afin de contrer cette classe de guerriers devenue trop puissante, il introduit des éléments nouveaux venus du Caucase – des Géorgiens, des Circassiens ou des Azéris – au sein de l’armée impériale. Farouches combattants, ils jouent d’emblée un rôle militaire de première importance. Dans le même temps, Tahmasp se montre sans pitié avec ses opposants, comme par exemple lorsqu’il ordonne l’exécution de la tribu des Takkalus. Enfin, en 1528, il repousse les Ouzbeks du Khorasan à Jam. Les débuts de Tahmasp sont donc prometteurs.
Un forte rivalité des Safavides avec l’Empire ottoman
Cependant, il doit désormais composer avec un Empire ottoman au faîte de sa puissance sous le règne de Soliman le Magnifique. Cet Empire, qui s’étend alors de la Hongrie au Zagros et de la Tunisie à la Syrie, est bien plus riche et peuplé que son voisin safavide qui règne sur le plateau semi-désertique d’Iran. Autrement dit, les capacités de mobilisation ottomane sont sans commune mesure avec celle de leur principal rival musulman. Tahmasp ne peut pourtant éviter la confrontation avec la puissance turque qui lorgne sur Bagdad, ancienne capitale du califat abbasside, alors que Charles Quint souhaite entrer dans une alliance de revers avec la Perse.
De 1532 à 1555, les deux empires islamiques sont donc en état de guerre permanente. La stratégie des Safavides, qui n’ont guère d’autre choix que de reculer, est de mener une politique de terre brûlée dévastatrice pour leur propre territoire, tout en attendant un épuisement de leur ennemi. Ce faisant, ils parviennent à stopper la dernière offensive ottomane en 1553 grâce à une victoire convaincante. Au traité d’Amasya, les Iraniens cèdent cependant aux Ottomans la Mésopotamie (dont Bagdad) ainsi que l’Ouest de l’Arménie et de la Géorgie. Enfin, la capitale safavide doit être déplacée de Tabriz, trop exposée, à Qazvin.
Succès de Tahmasp à l’Est
Chah Tahmasp connaît plus de succès à ses frontières orientales, qu’il défend avec brio contre les incursions ouzbèkes. En outre, l’exil temporaire du souverain Moghol Humayun, suite à une invasion afghane en 1544, lui permet de négocier l’annexion de la ville de Kandahar (Afghanistan) à son propre territoire. Ses campagnes militaires dans le Caucase lui permettent également d’alimenter son armée et son administration en enlevant de nombreux hommes en âge de servir. Ce faisant, il pose les bases d’une administration plus efficace que celle, très lacunaire, de son père.
Tahmasp, brillant mécène
Tahmasp se révèle en outre un amoureux des arts et un brillant mécène – durant la première moitié de son règne essentiellement – inaugurant la prestigieuse tradition artistique safavide, encore réputée de nos jours. Si la culture persane connaît un certain essor à son époque, son règne est surtout marqué par un âge d’or de la littérature turque azérie. En définitive, il laisse à son décès, en 1574, un Empire bien plus solide que celui dont il avait hérité.
L’émergence de Chah Abbas le Grand
Souverain compétent, Tahmasp n’a pourtant pas laissé l’image d’un génie, contrairement à son grand rival Soliman ou même au moghol Akbar qui dirige l’Inde dans la seconde moitié du XVIe siècle. S’il a consolidé son Empire, le Safavide ne l’a pas étendu et a même dû céder des territoires à son voisin occidental. En outre, il n’a guère eu le temps de développer l’économie de son territoire, encore très peu densément peuplé. Alors même que les Européens se sont lancés à la conquête des océans du monde depuis plus d’un siècle, la Perse safavide, contrairement à l’Empire ottoman d’ailleurs, n’est pas une grande puissance maritime et son intégration dans le commerce mondial s’en ressent.
Les successeurs immédiats de Tahmasp se révèlent en revanche peu compétents voire dérangés. Ismaïl II, tout d’abord, ne règne que quatre ans, au cours desquels il lance une répression féroce contre ses adversaires réels ou supposés. Les Qizilbashs, en particulier, en font les frais, d’autant plus que le nouveau Chah manifeste des sympathies pour le sunnisme. Quand à Mohammed Khodabanda, son règne voit un affaiblissement marqué du pouvoir royal, et des querelles de factions incessantes. En outre, en 1578, les Ottomans se remettent en marche vers l’Est. Rapidement, ils prennent Shirvan et même Tabriz en 1585. Après l’œuvre de redressement de Tahmasp, les Safavides semblent une nouvelle fois en grand danger.
Le règne d’Abbas le Grand, grand chah de l’Iran safavide
Heureusement, en 1587, un souverain bien plus prometteur accède au trône. Abbas Ier, le fils de Mohammed Khodabanda, le dépose, à l’occasion d’une résurgence de la menace ouzbèke dans l’Est de l’Empire et alors que les Ottomans occupent encore Tabriz. Conscient de ne pouvoir, pour l’heure, affronter les Turcs, Abbas signe un accord de paix avec eux, leur cédant de larges parts du territoire impérial, dont le Karabagh, l’Azerbaïdjan, Tabriz, une partie du Kurdistan et de la Géorgie entre autres. Son plan consiste à profiter de ce répit afin de consolider son propre pouvoir et réformer les institutions safavides. La paix est d’autant plus nécessaire qu’au même moment, les Ouzbeks reprennent pieds dans l’Est iranien, à Hérat et Mashhad.
A l’instar de Tahmasp, il commence tout d’abord par marginaliser les qizilbashs, jugés trop indépendants, en leur opposant les ghulams d’origine caucasienne. Jusqu’à 200 000 Géorgiens et 300 000 Arméniens sont déplacés de force de leur région d’origine vers le cœur de l’Empire. Dans le même temps, afin d’étendre l’emprise du pouvoir royal sur le territoire iranien, Abbas dépose les anciens souverains vassaux des Safavides dont il estime qu’ils font désormais preuve de trop d’indépendance. Par exemple, la dynastie Karkiya, qui régnait jusque-là sur le Gilan, au bord de la Caspienne, doit ainsi quitter le pouvoir.
L’apogée de la puissance iranienne
La réforme de l’armée
La reprise en main du pouvoir par Chah Abbas lui permet de mener de grandes réformes économiques et militaires afin, pour la première fois, de rivaliser réellement avec ses ennemis ottomans. L’armée iranienne est profondément transformée, au détriment des qizilbashs, désormais marginalisés. Elle est réorganisée autour d’un corps de cavalerie d’environ 15 000 hommes et d’environ 12 000 mousquetaires. Surtout, l’artillerie est au cœur de cette nouvelle force, des centaines de canons étant produits par les fonderies de l’Empire. Abbas dispose ainsi d’une armée, relativement petite, d’environ 50 000 hommes, en grande partie caucasiens, mais bien entraînés et équipés avec une grande puissance de feu et une cavalerie très mobile. Au cours de sa première grande guerre, contre les Ouzbeks entre 1598 et 1603, il reconquiert Hérat et Mashhad mais échoue à reprendre durablement Balkh. Cette guerre permet néanmoins aux Safavides de restaurer leur contrôle sur le Khorasan.
La reprise de la guerre contre les Ottomans
Cependant, la grande affaire du règne d’Abbas est la reprise du conflit contre les Turcs à l’Ouest afin de reprendre les anciennes positions safavides dans le Caucase, au Kurdistan et en Mésopotamie. De 1603 à 1618, avec une brève interruption de trois ans après 1612, Abbas combat les troupes ottomanes. Dès les premières années, il parvient à reprendre Tabriz et à la défendre face à ses ennemis, leur infligeant, pour la première fois, des défaites nettes au cours de batailles rangées. Après la reprise du conflit, en 1615, il doit à nouveau faire face à des offensives turques. Toutefois, la dernière d’entre elle, en 1618, est écrasée à Sarab grâce à un plan astucieux du souverain safavide : celui-ci cède délibérément Tabriz à son ennemi pour l’attirer loin en territoire iranien, avant de lancer une offensive sur les arrières des Ottomans à Ardabil. Cette manœuvre fait paniquer le commandant turc qui se replie en tout hâte vers la ville menacée…et tombe dans un piège dans les pires conditions possibles.
À l’issue de cette longue guerre, les Ottomans cèdent tous les territoires acquis en 1590 et la frontière de 1555 est restaurée. En revanche, les Safavides ne récupèrent pas la Mésopotamie. En réalité, cinq ans plus tard, en 1623, un nouveau conflit éclate et Abbas, cette fois-ci, prend Bagdad en 1624. Son avancée est toutefois freinée par une rébellion géorgienne dont il ne vient à bout qu’en 1626, en jouant des divisions de ses adversaires plutôt qu’en intervenant lui-même. À la mort d’Abbas le Grand, en 1629, les Safavides sont à l’apogée de leur puissance. Toutefois, le conflit contre les Turcs n’est pas encore achevé à cette date et rien ne garantit que les successeurs du grand roi se montreront aussi efficace que lui.
Le règne de Chah Abbas est également marqué par un certain essor du commerce en Iran. Si les Safavides se trouvent toujours sur la route de la soie, celle-ci connaît un déclin relatif par rapport au commerce maritime, largement assuré par les Européens dans l’Océan Indien. Le souverain perse entend donc nouer des relations avec eux. Là encore, il peut jouer de la rivalité entre Néerlandais, Portugais (alors en union monarchique avec l’Espagne) et Anglais afin de défendre au mieux ses propres intérêts. En 1598, les frères Shirley débarquent en Perse. S’attirant les faveurs du souverain safavide, ils l’aident notamment dans la réorganisation de son artillerie. En 1622, avec l’aide de plusieurs navires anglais, les Iraniens prennent le port d’Ormuz aux Portugais. Néanmoins, ils ne disposent pas d’une marine suffisamment puissante pour dominer le commerce de l’Océan. Dès lors, la victoire d’Abbas profite surtout à la compagnie anglaise des Indes orientales.
La splendeur des Safavides
L’éclosion de l’art safavide
Le règne de Chah Abbas n’est pas uniquement une période d’expansion militaire et diplomatique. Il est aussi marqué par un développement spectaculaire de l’art safavide, le souverain se révélant l’un des grands mécènes de son temps. Il déplace la capitale à Ispahan, une ancienne capitale seldjoukide, qui connaît rapidement une croissance démographique marquée. L’installation des Arméniens déplacés du Caucase dans la Nouvelle-Djoulfa, dans les faubourgs, a d’ailleurs pour but d’y stimuler le commerce et l’industrie. Au sein d’un pays peu densément peuplé (les estimations de la population de l’Empire à son apogée vont de 5 à 8 millions d’habitants), Ispahan fait figure de géant démographique et économique.
Les beautés d’Ispahan
La ville se couvre de monuments, tous plus beaux les uns que les autres. En son centre, la place Naghsh-e Jahan reste aujourd’hui l’un des joyeux de l’urbanisme musulman traditionnel. Si la place servait généralement de marché à ciel ouvert, elle pouvait également être utilisée pour des cérémonies officielles ou des parties de polo. Donnant sur la place, Abbas fait également bâtir le palais d’Ali Qapu, en réalité l’entrée d’un immense complexe palatial s’étendant jusqu’au boulevard Chaha Bagh. Chah Abbas, en pieux musulman chiite, fait également bâtir la superbe mosquée de Loftollah juste en face du palais Ali Qapu sur la place royale, ainsi que la mosquée royale à proximité.
Comme dans le cas des édifices timourides, ces mosquées sont en partie recouvertes de céramiques bleues, qui leur donnent tout leur éclat. Dans le même temps, elles sont bâties selon un plan strictement iranien : en croix, avec une cour au centre. Sur les quatre côtés du quadrilatère central, l’on trouve un immense porche voûtée sur une façade rectangulaire, appelé iwan. Le règne d’Abbas est également marqué par la construction d’un chef d’œuvre de l’architecture chrétienne orientale, la cathédrale arménienne du Saint-Sauveur dans la Nouvelle-Joulfa. Si l’extérieur en est plutôt austère, notamment du fait de l’absence de revêtement en céramique, l’intérieur de cette église est à l’inverse richement décoré de fresques et de dorures.
Le développement des arts plastiques
Outre l’architecture, les arts plastiques connaissent également un développement spectaculaire à l’époque d’Abbas. Les enluminures iraniennes, en particulier, dans la tradition de l’art timouride du XVe siècle, sont admirées dans l’ensemble du monde musulman. La figure de Rezah Abbasi domine alors ces disciplines prestigieuses que sont la miniature ou la calligraphie. L’artiste n’hésite pas à représenter des scènes érotiques, où il crée une ambiguïté par la forte ressemblance entre les visages masculins et féminins. Il est également connu pour ses représentations de personnages européens, témoignage de l’ouverture relative de l’Iran sous le règne d’Abbas. Si la peinture, la miniature ou les enluminures prospèrent, les arts décoratifs, la céramique notamment, ne sont pas en reste.
Il n’est dès lors pas étonnant que de nombreux observateurs aient jugé la Perse safavide comme l’Empire musulman le plus brillant de son temps dans le domaine artistique. En revanche, elle ne se distingue pas par sa production intellectuelle, scientifique ou littéraire malgré l’existence de quelques philosophes importants comme Mir Darmad et Mollah Sadra. L’ère des grands poètes persans – Ferdowsi, Omar Khayyam, Saadi, Roumi… – s’est en effet achevée avec les conquêtes de Tamerlan. La théologie du clergé chiite au pouvoir, elle, reste rigide et rigoureusement orthodoxe et ne favorise pas la créativité ou la libre-pensée.
Le déclin des Safavides au XVIIe siècle
Le XVIIe siècle a parfois été considéré comme une période de déclin pour les grandes puissances musulmanes, en premier lieu l’Empire ottoman. Cette vision doit être nuancée : s’ils sont moins conquérants que par le passé, les Ottomans parviennent toutefois à défendre leur Empire sans perte significative jusqu’aux années 1680 et leur État est plus stable et bureaucratique que jamais au début du siècle. De même, l’Empire moghol continue son expansion durant la quasi-totalité de la période.
En revanche, après la mort d’Abbas, le déclin de l’Iran safavide est, à l’inverse patent. Sur le plan militaire, son successeur Safi poursuit la guerre contre les Turcs mais avec bien de moins de succès que son père. À la fin du conflit, en 1639, il doit restituer une large part de ses conquêtes, dont la ville de Bagdad. Dans le même temps, il perd brièvement le contrôle de Kandahar à l’Est, prise par les Moghols.
Le règne d’Abbas II
Le règne d’Abbas II est plus positif, mais les succès du nouveau monarque demeurent limités. Après avoir résisté à la Russie dans le Caucase entre 1651 et 1653 et pris la forteresse de Sunzha, il se tourne vers l’Afghanistan et défend Kandahar contre plusieurs assauts moghols. Dans le même temps, il parvient à mettre fin à plusieurs rébellions à l’intérieur de l’Empire même s’il doit aussi concéder une certaine autonomie à ses provinces géorgiennes. Comme son grand-père, Abbas II se révèle également un mécène d’importance, finançant notamment la construction du palais de Chehel Sotoun. En revanche, il se garde de provoquer l’Empire ottoman durant tout son règne, entérinant par là même la suprématie militaire des Turcs. Son successeur Suleyman pratique la même politique prudente, et si l’Empire se stabilise, il cesse désormais de s’étendre.
Difficultés économiques
En matière de politique intérieure, le système mis en place par Abbas touche ses limites dès la fin de son règne. L’exploitation économique d’un territoire aussi aride et peu densément peuplé que l’Iran se révèle difficile, tandis que les faibles ressources de l’État ne lui permettent pas d’investir dans l’industrie ou la construction d’une marine puissante. À une époque où les puissances européennes s’étendent plus que jamais dans les différents océans du globe, il s’agit d’une faiblesse fondamentale. Politiquement, l’action de l’État est régulièrement paralysée par les querelles d’influence entre diverses factions telles que les qizilbashs, les Géorgiens ou les eunuques du harem. Enfin, le clergé chiite, qui joue depuis l’époque d’Ismaïl un rôle politique essentiel, tend à défendre une stricte orthodoxie qui freine le développement intellectuel et culturel de l’Iran.
Une société figée
Si l’Iran safavide reste réputée pour son excellence artistique, sa société reste figée au cours du XVIIe siècle alors même que ses dirigeants font preuve d’une certaine passivité diplomatique et militaire. L’on peut certes mettre à son crédit une résistance plutôt efficace contre des États bien plus puissants comme les empires ottoman et moghol, mais il convient de rappeler que le plus souvent, ceux-ci ne considèrent la Perse que comme un front secondaire par rapport à l’Europe pour le premier et l’Inde centrale et méridionale pour le second.
La chute de la dynastie
En 1694, Hussein succède à Suleyman à la mort de ce dernier. Le nouveau souverain est un personnage effacé et facilement manipulable ainsi qu’un défenseur de l’orthodoxie chiite la plus stricte. Sous son règne, le clergé voit son influence encore augmenter. Ce monarque sans génie doit affronter une situation difficile, d’autant que l’Empire safavide souffre depuis plusieurs décennies de raids dévastateurs d’envahisseurs étrangers tels que les cosaques, les Ouzbeks ou les Kalmouks. Surtout, à partir de 1709, le pouvoir iranien perd progressivement tout pouvoir sur ses provinces afghanes. Kandahar se soulève cette année-là et Hérat en 1716. Affaiblie, l’armée safavide se révèle incapable de reprendre ces régions.
Un intolérance religieuse croissante
Dans le même temps, l’intolérance religieuse croissante de la monarchie, qui jusqu’alors avait toléré des traditions étrangères à l’islam en leur imposant certaines restrictions, cause des troubles intérieurs dans les provinces occidentales. Le clergé, en effet, se met à promouvoir la persécution des sunnites (déjà fréquemment maltraités précédemment), des juifs, des chrétiens et des zoroastriens. En réaction, certaines de ces communautés se soulèvent. En 1721, les Lezghiens, peuples sunnites du Caucase, se révoltent et ravagent la province de Shirvan. Encore une fois, le pouvoir safavide ne réagit que mollement. Cette rébellion annonce des désastres plus importants.
Les menaces extérieures
En effet, au même moment, les Afghans commencent à envahir l’Empire depuis sa frontière orientale. Les Pachtouns, dirigés par la dynastie des Hotaki, s’enfoncent profondément en territoire iranien et prennent Ispahan en 1722. Chah Hussein est capturé et son fils Tahmasp qui est parvenu à fuir, devient le sultan d’un État désormais squelettique qui a installé sa capitale à Qazvin. Dans ces conditions dramatiques, les Safavides sont incapables de défendre le Caucase contre une offensive russe lancée par Pierre le Grand en 1722 et doivent signer un traité humiliant l’année suivante à Saint-Petersbourg. Leur règne sur l’Iran semble alors s’achever de manière définitive. De fait, 1722 est généralement considérée comme l’année de la chute de la dynastie.
L’éclair Nadir Shah
Pourtant, son histoire se poursuit un temps. En effet, Tahmasp II continue la lutte contre les envahisseurs afghans. Aidés par le génie militaire d’un général turcoman, Nadir Shah, il parvient même à reprendre le plateau iranien et une partie du Khorasan. La dynastie des Hotaki est repoussée de ces territoires et la restauration des Safavides semble désormais accomplie.
Las, le vrai pouvoir se trouve en réalité entre les mains de Nadir et lorsqu’en 1731, Tahmasp commet l’erreur d’attaquer les Ottomans, il subit une défaite catastrophique. Nadir Chah décide de le déposer l’année suivante au profit de son jeune fils Abbas III, avant de finalement se proclamer roi en 1736. Au cours des deux décennies suivantes, l’éphémère restauration safavide, le général turcoman révèle l’ampleur de son génie en détruisant les Hotaki en Afghanistan, en humiliant les Ottomans au Nord de l’Irak puis en envahissant l’Inde septentrionale, y compris les anciennes capitales mogholes de Lahore et Delhi. La réputation de Nadir Chah est telle qu’en 1735, les Russes décident de se replier des territoires occupés douze ans plus tôt, sans même combattre. Ces conquêtes, qui ne survivront guère à sa mort, sont toutefois accomplies sans les Safavides, définitivement sortis de l’histoire.
Conclusion
La dynastie safavide a eu le mérite de stabiliser l’Iran durant environ deux siècles après une longue période marquée par de nombreuses invasions et de nombreux conflits entre les XIe et XVe siècles. Sa conversion au chiisme a eu une importance absolument déterminante sur l’histoire du pays et son rayonnement artistique, notamment sous le règne de Chah Abbas, était incontestable.
Pour autant, la splendeur des Safavides ne doit pas faire illusion : après les dévastations mongoles et timourides, le territoire iranien est alors fortement dépeuplé et une partie de la population restante est retournée au nomadisme. La Perse, à cette époque, est sans doute moins peuplée et moins développée que plusieurs siècles plus tôt, à la fin de l’ère abbasside. En-dehors de la capitale Ispahan, qui compte peut-être plusieurs centaines de milliers d’habitants à son apogée, le pays reste très rural. Le dynamisme industriel et commercial de la Perse safavide reste relativement faible, au moment même où l’Europe tend à s’étendre.
Du fait de ses faiblesses intrinsèques, il est remarquable que les Safavides soient parvenus à se défendre, même difficilement, face à ses puissants voisins, les Empires ottomans, moghols et ouzbèkes et même, parfois, à leur infliger des revers. En outre, ils sont aujourd’hui considérés comme l’une des grandes puissances islamiques de la Renaissance, au même titre que les Ottomans ou les Moghols. Cette réputation est largement due à l’action de souverains sages et compétents comme Tahmasp et surtout Abbas Ier, qui ont su élaborer des stratégies efficaces afin d’assurer la survie et le rayonnement de leur Etat.
En revanche, l’Empire safavide a été menacé à chaque fois que ses monarques n’ont pas été à la hauteur, du fait de son relatif déficit de puissance mais surtout de querelles et d’intrigues politiques récurrentes. En définitive, au début du XVIIIe siècle, c’est cette combinaison de dissensions internes et d’invasions étrangères qui provoquent la chute de la plus célèbre dynastie iranienne depuis les Sassanides.
Bibliographie
The Muslim Empires of the Ottomans, Safavids, and Mughals, Stephen Dale
Safavid Iran: Rebirth of a Persian Empire, Andrew Newman
Histoire de l’Iran et des Iraniens : des origines à nos jours, Jean-Paul Roux
L’Art persan, Henri Stierlin et Anne Stierlin
L’Art de l’Iran safavide 1501-1736, le chant du monde, Assadullah Souren-Chirvani
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