Brève histoire d’un peuple apatride.
Le lundi 11 septembre 2017, le haut commissaire de l’ONU aux droits humains Zeid Ra’ad Al Hussein a confirmé les craintes internationales en qualifiant les violences commises à l’encontre de la minorité rohyngia d’ « exemple classique de nettoyage ethnique ». La formule, froide et impitoyable, résume pourtant bien une situation de crise qui s’inscrit dans la durée en Birmanie (ou Myanmar), pays du Sud-Est asiatique aux nombreuses contradictions.
En effet, c’est bien dans un pays bouddhiste, dirigé depuis 2015 par une récipiendaire du prestigieux prix Nobel de la paix, que se trouve cette minorité ethnique considérée par l’ONU comme une « des plus persécutées au monde » (un constat qui date de 2012 ! ). Loin de sa réputation de religion de la « bienveillance universelle » décrite par Claude Lévi-Strauss dans Tristes Tropiques, le bouddhisme est utilisé en Birmanie comme une arme d’exclusion massive contre certaines minorités, au premier rang desquelles se trouvent les Rohingyas, peuple musulman (cette répression touche aussi des chrétiens ou des hindous).
La Birmanie est réputée pour l’extrême fermeture de son régime, une junte militaire intransigeante. Pourtant, des législatives partielles en 2012 puis une véritable élection au suffrage universel en 2015 ont conduit au pouvoir Aung San Suu Kyi et ses partisans, soulevant les espoirs de démocratisation et de respect des droits de l’homme dans ce pays meurtri par des conflits nationaux séparatistes (notamment dans les états frontaliers du Kachin, du Rakhine et du Shan). Ces nombreuses rebellions ont conduit l’État birman à une réponse très ferme et militarisée qui retarde le développement de la démocratie comme le développement économique, et contribue à conférer une importance majeure à l’armée pour la stabilité et l’unité du pays.
L’apparition de l’ARSA, l’Armée de salut des Rohingyas de l’Arakan, milice rebelle, justifie la répression aux yeux des autorités. Cette milice ne fait pourtant pas l’unanimité chez les Rohingyas. Son action ne fait qu’accroître la pression militaire et populaire contre les Rohingyas, alors décrits comme des séditieux et légitimant les attaques à leur encontre au nom de l’ordre public.
Quelle est l’origine des Rohyngas ?
Les Rohingyas sont un peuple
indo-aryen. Le régime prétend qu’ils auraient émigré en
Birmanie au cours du XIXe siècle comme supplétifs de
l’armée britannique, restés sur place après la première guerre
anglo-birmane (1824-1826), déligitimant ainsi leur présence sur le
territoire national. Leur population aurait cru au cours du XIXe
siècle par l’immigration en provenance de l’actuel Bangladesh et de
l’Inde, encouragée par la politique d’immigration de
l’administration coloniale sous le Raj britannique. Si cette
version n’est pas forcément infondée, elle ne reflète pas
complètement la composition de ce peuple non plus.
Selon certaines sources, des preuves attesteraient leur présence en Arakan dès le VIIIe siècle. Leur population aurait été renforcée par des croisements avec des peuples arabes, mongols, turcs et bengalis au cours de différentes invasions ou vagues migratoires. Ils ne se seraient définitivement convertis à l’islam que tardivement, autour du XVe siècle.
La population rohingya serait constituée d’environ un million d’individus. Ils vivent majoritairement situés dans l’état d’Arakan, à la frontière avec le Bengladesh. Plus de 400 000 Rohingyas se trouvent déjà au Bangladesh, après avoir fui lors de précédents épisodes de violence.
Les Rohingyas, un peuple marginalisé au sein de la mosaïque birmane
Le nationalisme « bouddhique » des Birmans
Si l’impossible intégration des Rohingyas dans le pays est désormais connue et reconnue, elle a de quoi étonner : avec 135 minorités présentes et plus de 100 langues et dialectes parlés à travers le pays, la Birmanie est un des pays les plus multiculturels au monde. Pourtant, cette formidable diversité semble étanche au peuple rohingya, ne lui laissant implacablement aucune possibilité d’intégration.
La clef de ce mystère tient dans son histoire : après la colonisation par les Britanniques en 1886 (les Britanniques étaient en réalité présents sur le territoire depuis 1824), le nationalisme birman se structure autour du bouddhisme, qui représente aujourd’hui plus de 90% de la population, contre 4% de musulmans et 4% de chrétiens. Bouddhisme et nationalisme tendent à se confondre, permettant de fédérer la majorité des différentes ethnies qui composent le pays. Le discours nationaliste est par ailleurs largement porté par des moines bouddhistes.
La mort du général Aung San ou la mort d’une Birmanie laïque
Un héros national s’oppose pourtant avec vigueur à cette disposition. Connu pour ses positions contre la colonisation britannique, puis pour son action contre le nouvel envahisseur japonais (qui dirige la Birmanie de 1942 à 1945), le général Aung San, qui n’est autre que le père d’Aung San Suu Kyi, était partisan d’une séparation entre politique et religion. Considéré comme le père de l’indépendance, il est pressenti comme futur dirigeant du pays, consacré par les élections de 1947.
Aung San est néanmoins assassiné le 19 juillet 1947 avec six de ses ministres, seulement quelques mois avant l’indépendance réelle en 1948. Ce jour reste célébré en Birmanie comme le « jour des martyrs ». Son assassinat porte un coup sévère à l’espoir de construire le pays sur des fondements laïcs.
La loi birmane de citoyenneté de 1982
Le pouvoir qui se met en place légitime son pouvoir par le bouddhisme et le nationalisme birman. Se construit alors une identité birmane fondée sur un roman national mythifié, tournant autour de la résistance à la colonisation, qui s’exacerbe après le coup d’État mettant en place une junte militaire en 1962. C’est en 1982 que leur sort sera définitivement scellé par la loi birmane de citoyenneté. Elle distingue trois niveaux d’acquisition de la nationalité :
- la citoyenneté dite « pleine », surtout réservée à l’ethnie majoritaire, les Bamars.
- la citoyenneté dite « associée », qui permet d’octroyer la nationalité aux 135 ethnies reconnues.
- la citoyenneté « par naturalisation ».
Ces trois niveaux de citoyenneté sont refusés aux Rohyngias. En effet, la loi de 1982 consacre la notion de « race nationale ». Elle comprend par ce terme tous les peuples, toutes les ethnies qui composaient la Birmanie avant l’arrivée des Britanniques, dès 1824. Les autres peuples, au premier rang desquels les Rohingyas, sont considérés comme des peuples immigrés, profiteurs, voire collaborationnistes avec l’occupant. En effet, les Britanniques, dont la politique coloniale cherchait à « diviser pour mieux régner», opposaient les différentes ethnies les unes aux autres, afin d’empêcher le développement d’un mouvement national uni. Les Rohingyas firent partie de ceux qui soutenaient les colonisateurs.
Les Rohingyas, un peuple apatride et persécuté
Une exclusion politique, juridique et sémantique
En plus d’une marginalisation politique, le peuple rohingya souffre de deux autres exclusions :
- juridique , puisqu’ils ne disposent pas de la personnalité juridique et son exclus de la nationalité par la loi de 1982 (en toute violation de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 qui proclame le droit à une nationalité) ;
- sémantique : le gouvernement et
les journaux officiels qualifient généralement les Rohingyas de
« bangladais », comme s’il s’agissait de simples immigrés
clandestins. Ironie du sort : au Bangladesh, les Rohingyas sont
nommés les « Birmans ». À travers le refus de nommer, il y a
volonté de nier leur existence même. Camus le
soulignait à juste titre : « Mal nommer un
objet, c’est ajouter au malheur de ce monde. ».
Une haine anti-Rohingyas profondément ancrée
Cette volonté d’exclure, de nier l’existence des Rohingyas est visible à travers les diverses violences populaires ou institutionnelles qui leurs sont faites. Largement discriminés, ils sont de facto déchus de certains de leurs droits les plus élémentaires, au premier rang desquels les droits à la scolarisation, à l’hospitalisation, à des conditions de vie dignes, à la liberté de circuler (dans le pays), au droit de propriété. Ils sont l’objet d’éruptions de violence parfois directement inspirées par des religieux.
La figure charismatique de ces moines hostiles à l’islam est Wirathu, leader du mouvement 969 qui entend « protéger la race et la religion birmane ». Ce mouvement est décrié en Birmanie même pour ses positions extrêmes et ses modes d’action violents D’après Lionel Obadia, spécialiste du bouddhisme, le mouvement 969 est en fait la pointe de l’action anti-Rohingyas dans le pays, mais c’est surtout la partie émergée d’un iceberg de haine profondément intégrée. Il affirme que « sur le principe, le mouvement 969 ressemble à une dérive, mais sur le principe seulement ». Dans le fond, même en critiquant ses méthodes, une partie de la population voire des cercles dirigeants partagerait les thèses racistes de ce mouvement que le Time Magazine n’hésite pas à qualifier de « terroriste ».
Une situation qui se détériore
Plusieurs commissions de l’ONU ont confirmé les traitements inhumains auxquels la minorité est continuellement soumise et la volonté d’effacer ce peuple, sa culture, parfois physiquement par l’élimination des individus et la destruction de leurs villages et lieux de culte. La situation s’est récemment encore détériorée. Depuis mi-août 2017), plus de 150 000 hommes, femmes et enfants se sont présentés à la frontière avec le Bangladesh. Plusieurs milliers d’autres prennent également la route de l’exil, par la terre ou par la mer, au péril de leur vie.
Ce qui fait d’eux des apatrides, c’est aussi que même après avoir quitté leur pays d’origine définitivement, leurs pays d’accueil ne souhaitent pas leur présence et surtout pas au long terme. Des pays ont été accusés de détériorer volontairement les lieux d’hébergement d’urgence pour les inciter à ne pas rester. À la frontière thaïlandaise et malaysienne, 139 charniers ont été découverts en 2015, suite à la rencontre de Rohingyas en fuite avec des passeurs mal intentionnés dans une région où traite d’êtres humains et traffic de drogues s’entremêlent sous l’atmosphère tropicale lourde et putride.
Aung San Suu Kyi, prix Nobel critiqué
Ce pays concentrait pourtant les espoirs de la communauté internationale. Tenu par une junte militaire autoritaire et implacable, xénophobe, allant même jusqu’à refuser l’aide humanitaire de la communauté internationale lors de catastrophes naturelles, la Birmanie a connu une véritable démocratisation.
C’est le parti d’Aung San Suu Kyi qui a remporté très largement les premières élections démocratiques. Alors qu’un action en faveur des minorités était attendue, la Lady birmane s’est montrée passive. Elle est en effet loin d’être souveraine dans son propre pays : une mesure constitutionnelle dispose l’interdiction de se porter candidat(e) aux élections présidentielles aux individus ayant épousé un étranger. Une disposition prise contre Aung San Suu Kyi, veuve d’un citoyen britannique. En outre, l’armée garde une place très importante dans la politique birmane et qu’elle ne peut aller à son encontre sans menacer l’équilibre fragile sur lequel repose l’unité nationale. Elle est cependant député et dirige le parti majoritaire (NLD) dont est issu le président, qui est un de ses proches. Elle est elle même ministre des affaires étrangères, conseillère spéciale et porte-parole de la présidence, ce qui fait d’elle la présidente de facto.
Alors que la situation n’a pas échappé à la communauté internationale, une véritable action en faveur du peuple rohingya se fait encore attendre. Le président Emmanuel Macron a qualifié cette situation de « génocide en cours » et proposé au Conseil de Sécurité de l’ONU d’étudier des solutions. La Grande Bretagne a annoncé avoir mis un terme à des partenariats de collaboration avec l’armée birmane tant que la situation ne serait pas résolue. Alors que des voix s’élèvent pour réclamer l’annulation de sa distinction de prix Nobel de la paix 1991, c’est un autre poids lourd qui est entré dans le débat : le Dalaï Lama. Lui-même récipiendaire du prix Nobel de la paix deux années avant Suu Kyi et plus haute autorité spirituelle du bouddhisme tibétain (qui diffère de celui de Birmanie), il a exhorté la dirigeante à chercher une solution pacifique. Prenant une position ferme, il a ajouté : « Bouddha aurait absolument aidé ces pauvres musulmans », faisant ainsi appel à la divinité elle-même pour rappeler à l’ordre les fidèles. Après Desmond Tutu, Malala Yousafzaï et Kofi Annan, il est le quatrième récipiendaire du prix Nobel de la paix à mettre en garde la dirigeante birmane.
Prenant en compte ces critiques, Aung San Suu Kyi a tenu un discours exceptionnel mardi 19 septembre, dans lequel elle s’est dite prête à organiser le retour des Rohingyas exilés s’ils le souhaitent. Un discours qui tranche avec ses précédentes prises de position dans lesquelles elle ne reconnaît pas l’aspect dramatique de la situation.
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