La science économique a fait l’objet de nombreux reproches. Trop dominée par les mathématiques, elle en serait devenue très abstraite et ne permettrait pas de rendre compte de la réalité des sociétés humaines. En outre, elle se fonderait sur des postulats de base contestables comme la rationalité des agents et la recherche du bien-être matériel comme principal objectif de ceux-ci. Enfin, la capacité des économistes à prédire les crises serait trop faible, et discréditerait leurs analyses.
S’ils ne sont pas tous infondés, ces reproches méconnaissent les évolutions de l’économie qui tend actuellement à élargir son champ de recherche et à s’ouvrir à d’autres disciplines académiques telles que les sciences politiques ou la psychologie. En son sein, de nouvelles branches cherchent à analyser l’impact d’éléments longtemps négligés sur la richesse des sociétés. Parmi ceux-ci, les institutions politiques et sociales font l’objet d’une attention grandissante.
Une nouvelle branche de l’économie est née : l’économie des institutions. Selon de nombreux économistes comme Douglass North ou Daron Acemoglu, il s’agit en effet de l’un des principaux déterminants de la croissance économique.
L’économie des institutions : un champ au fort développement récent
Une prise en compte ancienne du rôle des institutions
L’impact des autorités publiques sur l’économie a été analysé depuis longtemps. Dès le XVIIIe siècle, Adam Smith estimait, dans La richesse des nations, qu’il appartenait à l’Etat de défendre un pays (donc son appareil de production), de garantir les droits des agents et rendre la justice et finalement de financer certains biens communs à tous comme des infrastructures ou des établissements scolaires.
Dans l’entre-deux-guerres, John Maynard Keynes est allé plus loin en accordant une place bien plus importante aux administrations publiques. En effet, selon l’économiste britannique, il leur appartient de lisser les cycles économiques en relançant la demande agrégée des économies en période de crise via une augmentation des dépenses publiques, une diminution des impôts ou un accroissement de l’offre de monnaie. Il s’agit pour l’État de relancer des marchés devenus structurellement déséquilibrés du fait de rigidités sur les salaires et les prix.
Dans les années 1980, les théoriciens de la croissance endogène démontrent également un impact positif de l’action des institutions publiques sur la croissance économique de long terme, via leur soutien à la recherche et au développement ou à l’accumulation de capital humain à travers les dépenses d’enseignement supérieur.
La naissance de l’économie des institutions : Douglass North
Néanmoins, ces analyses se concentraient essentiellement sur le rôle de l’État des institutions publiques comme acteurs économiques. La question centrale était celle de son intervention directe sur les marchés. Il s’agissait de savoir si l’intervention publique provoquait des distorsions sur ces marchés ou, à l’inverse, permettait de les rééquilibrer. On recensait peu d’études rigoureuses sur l’impact de la nature et du fonctionnement des institutions politiques et sociales sur les trajectoires de croissance des différents pays.
L’économiste Douglass North, en particulier, a défriché ce nouveau champ, aujourd’hui particulièrement fructueux, par son article Institutions (1991). Selon lui, la croissance économique de long terme d’un pays était essentiellement due à des transformations de son ordre social, appelé à devenir de plus en plus ouvert.
Quelles données pour évaluer une économie des institutions ?
Le rôle primordial de l’État dans la révolution industrielle
Après son article de 1991, North a continué de travailler sur ces thématiques, avec la collaboration d’autres chercheurs comme John Wallis et Barry Weingast. Ces économistes estiment que les institutions ont joué un rôle primordial dans la révolution industrielle et le décollage économique de l’Europe et l’Amérique du Nord au XIXe siècle.
C’est le passage à une société d’accès ouvert qui a permis ce développement sans précédent, grâce à l’émergence d’une société civile autonome, de relations impersonnelles entre les citoyens (via les institutions) et d’un État efficace mais respectueux des droits des individus. L’étape de la société ouverte est la troisième dans l’histoire des nations après celles de l’état de prédation et de la société d’accès limité.
Le bénéfice du caractère inclusif des institutions
Dans Why nations fail ? (2012), Daron Acemoglu et James Robinson identifient un autre fondement d’une croissance économique soutenable à long terme : le caractère inclusif des institutions politiques et économiques. Cela signifie qu’elles ne doivent pas être mises au service d’un nombre limité d’individus monopolisant le pouvoir mais au contraire permettre à tous d’exprimer leurs talents. Les pays inclusifs disposent donc d’un Etat de droit (à ne pas confondre avec la démocratie) permettant de limiter les comportements prédateurs des élites ainsi que de marchés fonctionnels et surtout accessibles à de nouveaux entrants. Ils sont à la fois relativement centralisés, afin d’éviter le développement de forces centrifuges dévastatrices, et dotés d’institutions pluralistes permettant la représentation de nombreux intérêts.
Acemoglu et Robinson notent que ce modèle a surtout émergé en Grande-Bretagne et en Amérique du Nord dans un premier temps, alors que la majorité des sociétés traditionnelles ne sont pas inclusives mais « extractives ». Toutefois, il s’est ensuite étendu à d’autres pays : la France et certains États voisins grâce à la Révolution de 1789, plusieurs pays asiatiques au XXe siècle tels la Corée du Sud, etc.
La détermination de certains facteurs de développement
Ainsi, les économistes s’accordent sur l’importance de certains facteurs pour le développement économique d’un pays : la garantie des droits de propriété, la protection des actionnaires y compris minoritaires, l’accès à une justice indépendante et à un État de droit, et une organisation économique encourageant l’initiative individuelle.
Sans ces caractéristiques, un pays peut néanmoins se développer jusqu’à un certain point grâce à une action énergique des pouvoirs publics grâce à une réallocation des ressources productives vers les secteurs les plus porteurs de croissance ou à un mouvement de rattrapage économique. Cela a par exemple été le cas de l’Union Soviétique, qui a connu une forte expansion économique dans les années 1930 avec une réallocation massive et forcée de la main d’œuvre du pays de l’agriculture à l’industrie. Toutefois, lorsque l’État ne permet pas le développement d’un secteur privé, cette croissance finit par s’essouffler du fait de l’absence de phénomène de « destruction créatrice » (Schumpeter) nécessaire à l’innovation.
En outre, en dehors de l’État de droit, la possibilité de décisions arbitraires des autorités peut parfois produire des effets économiques désastreux. Ainsi, en Argentine, la décision prise en 2002 de convertir l’épargne en dollars de la population en pesos tout en conservant l’ancien taux de change de la monnaie argentine (plus élevé) l’a considérablement appauvrie. Ce type de décision peut anéantir la confiance des citoyens envers les institutions et les inciter à ne pas effectuer de placements financiers, rendant plus difficile le financement de l’économie.
Si l’absence d’État de droit et un comportement prédateur des élites sont unanimement considérés comme néfastes pour une économie, certains autres éléments qui pourraient influer sur elle suscitent davantage de controverses. C’est par exemple le cas de la confiance et du capital social (Putnam) mais aussi de la nature démocratique des institutions politiques.
Un débat sensible : l’impact de la démocratie sur la croissance économique
Des contre-exemples nombreux
L’influence de la démocratie sur la croissance économique fait l’objet d’un important débat. En effet, il n’existe guère de consensus sur l’impact de la démocratie, entendue comme un système politique accordant aux citoyens le droit d’élire leurs gouvernants, sur la croissance économique. La plupart des pays européens étaient des régimes autoritaires ou des démocraties imparfaites et censitaires au moment où ils ont connu leur révolution industrielle.
Si les Etats-Unis ont connu une très forte croissance à la fin du XIXe siècle, il en allait de même pour l’Empire allemand à la même époque, et même pour la Russie tsariste ou l’Autriche-Hongrie à partir des années 1890. Enfin, plus récemment, les succès économiques de la Corée du Sud sous la dictature de Park Chung-hee dans les années 1970, de Singapour ou de la Chine à partir des années 1980 semblent conforter l’idée que la démocratie n’est pas absolument nécessaire à la croissance.
De fait, les études empiriques sont assez prudentes sur la question. Selon Acemoglu, Naidu, Robinson et Restrepo (2014), il existerait une corrélation entre démocratie et croissance, la transition démocratique d’un pays augmentant de 20 % son produit intérieur brut (PIB) sur les trois décennies suivantes. Toutefois, les auteurs de l’étude prennent bien soin de préciser que de telles transitions sont souvent précédées par un ralentissement économique, ce qui signifie qu’elles peuvent également être suivies par un phénomène de rattrapage.
En outre, l’économiste Robert Barro, dans Democracy and growth (1996) note lui un effet légèrement négatif de la démocratie sur la croissance. De fait, ce serait avant tout la politique économique et juridique d’un régime qui aurait un impact sur le développement du pays qu’il dirige. Or, un régime autoritaire pourrait très bien garantir le droit de propriété de manière satisfaisante ou établir un système fiscal performant, compétitif et favorable aux entreprises. À l’inverse, des dirigeants démocratiquement élus peuvent aussi prendre des décisions économiquement non optimales mais susceptibles de satisfaire leur opinion publique ou leurs électeurs.
Une corrélation de fait entre démocratie et richesse
Si ce débat n’est donc pas tranché, il est incontestable qu’aujourd’hui, les pays les plus riches de la planète sont généralement des démocraties. Si ce type de régime ne favorise peut-être pas la croissance, il semble en être le résultat dans beaucoup de régions du monde. Selon Acemoglu et Robinson, c’est là le résultat d’un enchaînement logique : le développement d’institutions inclusives permettant la croissance économique, lorsqu’il est mené à son terme, finit nécessairement par accoucher d’un régime démocratique fondé sur la participation de tous à la vie politique d’un pays.
L’influence de l’économie des institutions sur les politiques publiques
Une prise en compte plus importante des institutions
L’économie des institutions a eu le mérite de renforcer le lien, chez les gouvernants et leurs conseillers, entre développement économique et évolutions des institutions politiques. En effet, auparavant, les économistes tendaient à se limiter à leur champ d’étude et à préconiser de simples mesures techniques – relevant des politiques de stabilisation macro-économique, des politiques de croissance, des politiques de change ou du commerce international notamment – aux gouvernements soucieux d’augmenter la prospérité de leur nation. Pour ces gouvernements, une telle approche avait également pour avantage d’exclure du débat la question de leur légitimité démocratique.
Une influence sur les études
Cette situation a fortement évolué. Dorénavant, les chercheurs et les organisations internationales s’intéressent davantage au fonctionnement des institutions publiques des différents pays afin d’étayer leurs analyses économiques. Le fonds monétaire international (FMI), notamment, insiste désormais beaucoup sur la nécessité de disposer d’une administration fonctionnelle et fiable, capable d’assurer des services publics à l’ensemble de la population sans être service d’une minorité de celle-ci. Dans une étude de 2003, il estimait ainsi que le Cameroun aurait un PIB/habitant de 2760 dollars (contre 600 dollars) si la qualité de ses institutions était dans la moyenne mondiale.
Des débats sur les systèmes juridiques
En matière juridique, une grande importance est généralement attribuée à la protection de la propriété intellectuelle, à la sécurisation des retours sur investissement et au contrôle par la justice du respect des contrats. Ces mesures doivent permettre l’élaboration d’un environnement favorable à l’initiative économique et au progrès scientifique.
En revanche, des controverses existent sur la qualité des modèles juridiques existants. Ainsi, un certains nombres de chercheurs (La Porta et al, 1999) ont soutenu que la common law britannique, était plus efficace en termes de développement que le droit romano-germanique, français notamment, expliquant le plus grand dynamisme des anciennes colonies de la Grande-Bretagne. Toutefois, cette explication est loin de faire l’unanimité même si le droit anglo-saxon est souvent considéré comme étant très favorable aux investisseurs.
Un débat toujours vif sur la nature des institutions
Par ailleurs, si la question de l’efficacité du secteur public fait désormais l’objet d’un vaste consensus, c’est moins le cas pour celui des institutions politiques. D’une part, car en la matière, c’est la flexibilité qui prévaut : certains modèles peuvent être efficaces à un certain stade du développement avant de devenir inefficace.
On retrouve-là l’idée d’Acemoglu et Robinson selon laquelle des modèles extractifs peuvent assurer un certain niveau de croissance économique jusqu’à ce que celle-ci se mette à dépendre de l’innovation et donc du processus de destruction créatrice théorisé par Schumpeter. Certains régimes politiques peuvent aussi être plus difficiles à établir dans certaines régions pour diverses raisons.
Ainsi, en Afrique, l’absence de démocratie dans la plupart des pays est parfois liée à leur fragmentation ethnique, les différents citoyens votant prioritairement pour des membres de leur propre communauté et non pour les meilleurs défenseurs du bien commun.
Une critique de l’ethnocentrisme occidental
Surtout, alors que la science économique n’a pas trouvé de modèle irréfutable prouvant la valeur supérieure d’un type de régime politique sur les autres, de nombreux observateurs contestent l’occidentalisme ou l’eurocentrisme des économistes favorables à la démocratie. Le succès des dragons asiatiques (Taïwan, Corée du Sud, Singapour, Hong Kong), qui ont souvent commencé sous des régimes autocratiques, prouverait ainsi que des modèles politiques plus autoritaires pourraient assurer un haut niveau de développement économique.
Le dirigeant de Singapour Lee Kuan Yew ou l’ancien Premier ministre malaisien Mahathir Mohamad se sont ainsi fait les champions de « valeurs asiatiques » opposées à celles de l’Occident et comprenant notamment l’obéissance, le respect des hiérarchies traditionnelles, la discipline et la recherche de l’harmonie sociale.
Pour autant, de nombreuses agences occidentales d’aide au développement préconisent, dans un souci d’efficacité économique, de renforcer les sociétés civiles des pays en voie de développement pour leur permettre de mieux défendre leurs droits devant leur gouvernement.
L’économie des institutions, une discipline en développement
Bien que l’économie des institutions ait trouvé toute sa place au sein de la science économique, elle reste encore lacunaire à de nombreux égards, plusieurs de ses composantes (qualité du droit, ouverture des institutions, capital social…) étant difficiles à quantifier. Son développement devrait toutefois se poursuivre, notamment du fait de l’engouement des milieux académiques pour les travaux pluridisciplinaires. À terme, cela devrait permettre l’émergence de modèles économiques plus robustes faciles à retranscrire en langage mathématique tout en étant validés empiriquement.
Cette évolution pourrait à son tour faciliter le passage à une économie normative des institutions, source de préconisations pour les gouvernements des différents pays du système international. Toutefois, il reste que la grande diversité des sociétés humaines et la complexité des interactions entre nations rendront toujours difficile l’établissement d’un modèle de croissance valable pour tous les pays.
À ce titre, le rapport Spence de 2008, soulignait déjà ces difficultés en listant les treize pays ayant connu un taux de croissance de 7 % par an depuis 1950 et en notant leur grande diversité. Il s’agissait du Botswana, du Brésil, de la Chine, de Hongkong, de l’Indonésie, du Japon, de la Corée du Sud, de la Malaisie, de Malte, d’Oman, de Singapour, de Taïwan et de la Thaïlande. Le rapport mentionnait toutefois certains éléments communs à toutes ces économies comme l’existence d’institutions fortes et relativement efficaces, une volonté de profiter de la mondialisation, un réel souci de long terme notamment illustré par un fort investissement public, des taux d’épargne assez élevés et des dispositifs favorisant l’esprit d’entreprise.
Bibliographie
Rapport Spence, Banque mondiale, 2008.
Why nations fail ? Acemoglu et Robinson
Institutions, Douglass North
Democracy and growth, Robert Barro
Un autre monde, Joseph Stiglitz
Comment le régime démocratique peut améliorer l’efficacité économique ?, BSI economics
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